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Comme je le disais précédemment, on trouve chez les philosophes de sexe féminin des textes passionnants et sous-estimés pour penser des domaines comme l’épistémologie et les sciences. C’est le cas de Luce Irigaray (1930-), linguiste, psychanalyste et féministe, qui appartient au courant de la déconstruction avec son œuvre majeure Speculum. De l’autre femme (1974) et qui s’intéresse au yoga, expérience qu’elle raconte dans Entre Orient et Occident (1999). Sa théorie du langage et des concepts employés dans les diverses sciences actuellement développées a été largement moquée et caricaturée, notamment par les Impostures intellectuelles (1997) de Sokal et Bricmont qui lui ont reproché de faire un usage métaphorique et frauduleux de la relativité d’Einstein. Irigaray écrit en effet : « L’équation E=MC2 est-elle une équation sexuée ? Peut-être que oui. Faisons l’hypothèse que oui dans la mesure où elle privilégie la vitesse de la lumière par rapport à d’autres vitesses dont nous avons vitalement besoin… » (L’ordre sexuel du discours, 1987). Irigaray, qui déjà s’exprime sur le ton de l’hypothèse et fait preuve de prudence (« peut-être que oui »), énonce simplement l’idée que la science est un processus de mathématisation et d’abstraction d’expériences vécues et intimes comme celle du mouvement et de la vitesse, et qu’ainsi la science ne parle pas de « nulle part », mais possède un imaginaire inconscient qui la travaille et conduit le chercheur à privilégier certaines intuitions (la vitesse de la lumière) par rapport à d’autres (le rythme de la vie et des échanges humains). Cette idée en soi n’est pas nouvelle, elle fut formulée par le très sérieux et scientifique Edmund Husserl (1859-1938) dans La Terre ne se meut pas (1934). Mais Irigaray lui donne une puissance toute nouvelle en développant son hypothèse dans d’autres sciences et théories que la physique, et en se dotant de la psychanalyse pour mettre au jour la sexuation du discours scientifique.

Voici un texte que j’ai étudié en classe avec mes élèves, dans le cours sur L’interprétation :

Mais la non-neutralité du sujet de la science se dit de différentes manières. Elle peut s’interpréter à travers ce qui se découvre ou ne se découvre pas à un moment de l’histoire, dans ce que la science prend ou ne prend pas comme enjeu de ses recherches. Ainsi, dans un relatif désordre et non-respect de la hiérarchie des sciences : […] – les sciences économiques (et aussi sociales ?) ont mis l’accent sur le phénomène de la rareté et la question de la survie plus que sur celui de la vie et de l’abondance. […] – les sciences mathématiques s’intéressent, dans la théorie des ensembles, aux espaces fermés et ouverts, à l’infiniment grand et à l’infiniment petit. Elles s’attachent assez peu à la question de l’entrouvert, des ensembles flous, de tout ce qui analyse le problème des bords, du passage entre, des fluctuations ayant lieu d’un seuil à l’autre d’ensembles définis. Même si la topologie évoque ces questions, elle met plus l’accent sur ce qui reclôt que sur ce qui demeure sans circularité possible. – les sciences logiques s’intéressent plus aux théories bivalentes qu’aux trivalentes ou polyvalentes, qui apparaissent encore comme marginalité. – les sciences physiques constituent leur objet selon une nature qu’elles mesurent de manière de plus en plus formelle, de plus en plus abstraite, de plus en plus modélisée. Leurs techniques, d’une axiomatisation de plus en plus sophistiquée, abordent une matière certes encore existante mais non perceptible par le sujet opérant l’expérience, du moins dans la plupart des secteurs de ladite science. La nature, enjeu des sciences physiques, risque d’être exploitée et désintégrée par le physicien, même à son insu. (Luce Irigaray, Le sujet de la science est-il sexué ?, 1987)

Irigaray

Luce Irigaray

Nous voyons bien avec ce texte en quoi Irigaray a pu être qualifiée de féministe « différentialiste » : elle postule qu’il y a un imaginaire féminin et un imaginaire masculin, et que ce dernier est devenu dominant dans les sciences, exactes comme humaines, barrant la formulation des intuitions féminines dans la construction du monde. Ainsi, les concepts de rareté, d’ouverture et de clotûre, de bivalence logique, de modélisation abstraite (celle par exemple de la relativité) et d’artefact relèvent d’une expérience originellement sexuée de façon masculine. L’argument a une teneur psychanalytique : il s’agit de dire que l’homme construit sa conception du monde en étant inconsciemment travaillé par ses expériences primitives : le conflit et la lutte pour la survie, la rivalité pour la reproduction donnent le concept de rareté, la disponibilité supposée ou le refus de la femelle : celle-ci est soit close, soit ouverte à la pénétration, ce qui conduit à abstraire la bivalence vrai/faux sans troisième valeur de vérité possible, et la production de théories explicatives et de techniques qui permettent de dominer la nature : à commencer par l’élevage, l’agriculture, la mesure des arpents, et enfin la vision (theorein en grec) du cosmos pensé dans sa globalité.

Au contraire, l’imaginaire inconscient féminin est refoulé dans le privilège de ces exemples cités qui dominent le développement des sciences. Cet imaginaire se compose des intuitions primitives de l’abondance des fruits de la nature, redistribués ensuite par la générosité de la femme dans le rapport aux autres et en son sein, pour l’enfantement, mais aussi de l’entrouverture, qui est celle des organes féminins, comme le sexe et la bouche, et qui nous oblige à penser la sexualité autrement que dans une alternance action/inaction, c’est-à-dire pénétration/impossibilité de pénétration. Cet imaginaire prendrait en compte, du même coup, la possibilité d’une trivalence ou d’une polyvalence, qui sont celles des logiques non classiques comme la logique floue ou la logique modale. Et enfin, l’imaginaire féminin serait moins abstrait et moins éloigné de la nature créatrice, moins porté à la domination et à la destruction, davantage constitué de respect et de soin. Cette idée fait florès dans l’éthique du care de Carol Gilligan (1936-), lire Une voix différente (1982).

Loin de faire un usage métaphorique et malhonnête ou incompétent des sciences, Irigaray a conscience de leur complexité et fait référence à des théories très précises et développées notamment au cours du siècle dernier : relativité, théorie des ensembles, économie libérale, logique des propositions, psychologie des sexes. Ce qui fait scandale dans sa philosophie, et qui est rejeté par les auto-proclamés rationalistes et/ou anti-féministes, c’est qu’elle bat en brèche l’idée d’une neutralité et d’une objectivité absolues de la recherche scientifique. Non pas que les chercheurs soient volontairement des menteurs, mais en tant qu’êtres humains ayant une expérience intime du monde et de leur corps, ils se sont construit inconsciemment un imaginaire dans lequel ils puisent pour formuler leurs théories, même les plus abstraites et mathématisées. La méthode de déconstruction d’Irigaray permet donc d’interpréter le non-dit, l’implicite du discours scientifique, et de montrer que toute théorie repose sur un refoulement originaire des premières expériences désirantes, qui continuent cependant d’agir « inconsciemment », refoulement à l’image de la morale et de la civilisation elles-mêmes si l’on en croit Sigmund Freud (1856-1939), dans Le Malaise dans la civilisation (1930).

Nous pourrions cependant poser une question à Irigaray : si la bivalence est une logique inconsciemment masculine, n’est-il pas proprement masculin d’envisager la différence des sexes comme une différence binaire ? Si Irigaray est différentialiste, c’est pour rendre justice au pôle féminin de la sexuation, qui fut réprimé et mis au silence. C’est tout le contraire du machisme actuel qui met l’accent sur la différence des sexes pour mieux faire illusoirement revenir la femme au foyer. Mais ne faudrait-il pas remettre en question cette dualité sexuelle, pour faire intervenir des intuitions de continuité, ou une complexité plus grande dans la perception du corps, non pas comme un agrégat d’organes séparés mais comme un être en quelque sorte « fluide », traversé de vitesses et de rythmes multiples, ainsi que le fleuve igné d’Héraclite (VIe siècle av. J.-C.) ? Peut-être est-ce une lecture que nous pouvons faire d’Irigaray elle-même, puisque si la discrétion mathématique est masculine, la continuité que nous ne pouvons pas fragmenter est féminine. Du féminin viendrait la remise en question de l’assignation dualiste des sexes.

Sappho

Buste à l’inscription Sappho d’Eressos, copie romaine d’un original grec du 5è siècle av. J.-C.

Un simple coup d’œil rapide à la liste des auteurs au programme de philosophie de terminale suffit à nous montrer le peu d’importance accordée à l’apport féminin dans cette discipline. La seule auteure est Hannah Arendt, grande politologue dont la vie a été récemment adaptée au cinéma (Hannah Arendt, film de Margarethe von Trotta, 2013). Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas le droit d’enseigner la philosophie des femmes : la « liberté pédagogique » nous permet de faire étudier à nos élèves n’importe quel texte, du moment que son intérêt vis-à-vis d’une problématique du cours est avéré. Cependant, cette liste fixe ce qu’il est possible de donner aux élèves à lire en termes d’œuvres complètes : nous pouvons par exemple leur faire étudier le Banquet de Platon, ou des chapitres de L’Être et le Néant de Sartre. J’ai donné cette année la Correspondance avec Élisabeth de Descartes, qui m’a permis de féminiser un peu les problèmes métaphysiques, politiques et psychologiques posés dans ce livre.

Mais il est impossible de faire acheter aux élèves Le Deuxième sexe, les fragments d’Hypathie (elle aussi mise à l’honneur au cinéma, avec Agora, de Alejandro Amenábar, 2009) ou – pourquoi pas – de Sappho, ou encore la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Je ne parle pas des auteures en activité, puisque la liste au programme n’inclut que des auteurs décédés à ce jour, bien qu’un certain nombre mériterait sa place. Cette situation est d’autant plus étrange que certains des auteurs au programme ne sont même plus édités, et/ou ont une place considérée comme tout à fait mineure dans l’histoire de la philosophie, souvent à tort par ailleurs : Cournot et Vico en sont des exemples. Derrière cette liste d’apparence tout à fait lisse, neutre et impersonnelle, se cache en réalité des aspérités et des reliefs incontestables : un Sextus Empiricus, un Guillaume d’Ockham, un Giambattista Vico n’ont que peu de poids face à un Platon, un Descartes, un Kant, dans notre tradition.

En cela, le concept deleuzien de « philosophie mineure » conserve toute son actualité. Les femmes n’ont-elles rien à dire ? Mes élèves – majoritairement des filles, en T°L au moins – se sont étonnées qu’il existe des philosophes de sexe féminin, exception faite d’Arendt, et plus encore quand il s’agit d’une époque reculée. Elles se sont cependant rappelées le Jardin épicurien, lieu égalitaire, et ce fut l’occasion pour moi d’évoquer Hypathie, Beauvoir, J. Butler. Mais pour ne pas en rester aux effets d’annonce, j’ai décidé de chercher un certain nombre de textes à étudier en classe. L’argument de la compétence, souvent invoqué pour critiquer la parité, ne tient pas ici  comme ailleurs : Hypathie était considérée comme la philosophe et la scientifique la plus importante de son temps, tout comme Olympe de Gouges, Flora Tristan, Louise Michel, Rosa Luxemburg, Angela Davis comptent parmi les meilleures théoriciennes et historiennes de la révolution et du socialisme, sans parler de nos sociologues actuelles. Ce n’est donc pas un hasard si les femmes sont écartées, au minimum de la littérature et de la philosophie, comme il est rappelé ici, et certaines causes sont également identifiées là.

La réponse est toujours la même, l' »invisibilisation » intellectuelle et les pratiques quotidiennes de sexisme visent à décourager, consciemment ou non, les femmes de se faire un nom en philosophie. Pour lutter contre cela, enseignons les femmes, à la fois dans les domaines dont elles sont étrangement exclues, alors même qu’elles sont les plus concernées : je pense à la notion de désir tout particulièrement. Pas une femme dans l’anthologie de David Rabouin (Le Désir, GF-Corpus, 2011), alors même que ce dernier publie sur Deleuze et Foucault sur un site libertaire. La présence de Foucault au programme de philosophie, dernier arrivé, devrait nous mettre sur la voie : il est fréquemment cité par les auteures féministes, faisait lui-même partie d’une minorité invisibilisée. Mais il faut également enseigner les femmes dans les domaines qui ne semblent pas les concerner de façon « naturelle », comme si la femme était vouée à la fonction d’objet (et non de sujet) du désir, vouée à rester étrangère aux sciences et à l’épistémologie. En philosophie des sciences, les grands noms sont légion : Melanie Klein, Simone Weil, Luce Irigaray, Isabelle Stengers… C’est pourquoi je proposerai sur ce blog des textes pouvant être étudiés en classe (ou par n’importe qui d’intéressé), en rapport à des notions et des problèmes précis, tirés des écrits de grandes philosophes que je croise au fil de mes recherches.

Note du 1er février 2021 : la dernière réforme du bac a ajouté les noms d’Iris Murdoch, Simone de Beauvoir, Simone Weil, Elizabeth Anscombe et Jeanne Hersch.