Plus de 50% des auteurs du programme de philosophie en terminale sont déistes, croyants, adhérents à une religion quelconque. Cela inclut même Épicure et Lucrèce, puisque le premier admet des dieux, certes indifférents à notre sort, dans les interstices entre les mondes, et le second invoque régulièrement Vénus. Cela inclut bien sûr les philosophes chrétiens, juifs et musulmans d’Augustin à Ockham, mais aussi les Grecs qui postulent un démiurge, un premier moteur, une âme du monde, un principe appelé l’Un ou encore qui croient aux dieux de la cité, de Platon à Plotin en excluant Sextus Empiricus. Cela inclut les philosophes modernes qui, même s’ils s’écartent de la religion traditionnelle, ont besoin de l’idée de Dieu pour fonder leur système, de Descartes à Berkeley.

De plus, les athées nets et déclarés ne sont pas si nombreux que cela dans l’histoire. Ils sont plutôt confinés entre le XIXe et le XXe siècle, de Schopenhauer à Foucault, en excluant Kierkegaard, Husserl, Bergson, Arendt, Levinas, à l’exception de quelques philosophes des Lumières comme Diderot et D’Holbach. Il y a aussi des auteurs pour qui j’ai des doutes, comme Machiavel, et d’autres difficiles à classer comme Heidegger et Wittgenstein. Le premier a reçu une solide formation théologique et rejette l’athéisme sartrien ; quant au second, il a tenté de se faire moine et ne décrit les limites du langage que pour laisser la place au Mystique.

Pourtant, force est de constater que la partie « déiste » si je puis dire de bien des philosophies est laissée de côté. Un ami me faisait remarquer que le terme de « cartésien« , qui signifie dans le langage populaire « quelqu’un à l’esprit rationnel, rigoureux et quelque peu formaliste » est utilisé bien à tort, relativement à la philosophie de Descartes pour qui la vérité du monde n’est assurée que si Dieu existe. Mais que dire aussi de Spinoza, alors que si nous retirons Dieu de l’Éthique, il ne reste rigoureusement plus rien ? Certes, il s’agit d’un Dieu qui a peu en commun avec le Dieu des religions positives, mais alors pourquoi ne l’avoir pas nommé autrement ?

Portrait de Bergson par J.E. Blanche, 1891.

Pour Berkeley, Dieu assure la continuité de nos sensations et donc l’existence du monde pour nous (Trois Dialogues entre Hylas et Philonous). Locke invoque la foi en Dieu pour fonder la tolérance (Lettre sur la tolérance). Pour Bergson, toute l’évolution de la vie prépare le mysticisme, c’est-à-dire l’expérience intime de Dieu (Deux Sources de la morale et de la religion). Pour Kant, Dieu assure la récompense due à tout homme moralement bon (Critique de la raison pratique). Pour Rousseau, Dieu est la source de l’inspiration de la pitié, de la conscience comme « instinct divin » (Émile ou de l’éducation). Enfin, pour Hegel, toute la philosophie est une méditation de Dieu ou l’Absolu (Leçons sur l’histoire de la philosophie).

Un petit mot sur le Moyen Âge. Là c’est un peu le contraire, puisque nous avons coutume de rejeter massivement les philosophies médiévales sans trop réfléchir, parce qu’elles datent d’une époque soi-disant « obscure », sont peu faciles d’accès et baignent dans le monothéisme le plus autoritaire. Il ne fait pas de doute que Dieu est une part fondamentale de ces philosophies, si tant est que nous les qualifions de philosophies et pas de théologies seulement. Mais nous faisons la même chose avec des penseurs limites comme Averroès ou Guillaume d’Ockham. Averroès est devenu le paragon d’un certain athéisme ou rationalisme anti-religieux, alors que sans Dieu nous ne pourrions pas penser dans son système. Quant à Ockham, il réfute toute réification des concepts justement pour montrer que Dieu ne peut pas être connu par l’intermédiaire de concepts réifiés. Donc enlever Dieu de sa philosophie, c’est enlever l’ockhamisme.

Si nous retirons Dieu de tous ces systèmes, si nous en faisons une lecture indifféremment athée pensant que nous pouvons nous servir dans ces philosophies sans prendre en charge l’idée de Dieu, alors nous les tronquons. Nous les affaiblissons. Nous avons un Descartes pour qui le monde extérieur n’est peut-être définitivement qu’une illusion, un Locke pour qui aucune tolérance n’est possible, un Kant pour qui aucune morale n’est possible, un Bergson pour qui la vie n’a aucun sens, et ainsi de suite. Il faudrait donc y réfléchir à deux fois avant de prendre une philosophie sans son idée de Dieu, que cela nous plaise ou non. Il y a suffisamment de philosophies athées depuis deux-trois siècles (ou même plus anciennes) pour faire son choix parmi elles, si nous ne voulons absolument pas de Dieu. D’ailleurs, le fait qu’autant de grands penseurs aient eu besoin de l’idée de Dieu devrait nous faire réfléchir sur la persistance du déisme même chez les plus grands rationalistes, devenus les plus grands auteurs invoqués aujourd’hui pour justifier une représentation du monde sans Dieu. Nous connaissons par exemple l’ambiguïté de la religiosité d’Albert Einstein (Comment je vois le monde), qui semble coexister avec un positivisme profond.

Pour aller plus loin : voir mon article sur Ibn Arabi, philosophe musulman.

Bibliographie :

-Henri BERGSON, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2013.

-George BERKELEY, Trois Dialogues entre Hylas et Philonous, Paris, GF Flammarion, 1999.

-Albert EINSTEIN, Comment je vois le monde, Paris, Champs-Flammarion, 2009.

-G.W.F. HEGEL, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, 2007.

-Emmanuel KANT, Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 2016.

-John LOCKE, Lettre sur la tolérance et autres textes, Paris, GF Flammarion, 2007.

-Claude PANACCIO, Qu’est-ce qu’un concept ?, Paris, Vrin, 2011.

-Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l’éducation, Paris, GF Flammarion, 2009, livre IV.

-Baruch SPINOZA, L’Éthique, Paris, Gallimard, 1994.