Tolkien, dans son essai On Fairy-Stories, combat le préjugé répandu qui pourrait se formuler ainsi : la littérature et les arts qui nous transportent dans un monde imaginaire, féérique ou fantastique, nous coupent de la réalité et nous bercent dans une douce illusion. Cette illusion aurait la fonction narcissique de nous amener à nous auto-contempler, dans un repli sur soi individualiste, dont la conséquence serait fatalement de nous pousser à ignorer le sort d’autrui et les malheurs du monde. Ce préjugé est partagé par la masse de ceux qui sont aveuglés par le divertissement et qui trouvent cela tout à fait normal ; qui à la limite ressentent le besoin de démontrer qu’il est important dans la vie de s’amuser et de consommer tout en éteignant son cerveau. (Ils cherchent cependant rarement à démontrer qu’il est aussi, sinon plus important d’allumer son cerveau de temps en temps). Ce préjugé est également partagé par les demi-intellectuels qui n’ont que mépris pour la culture populaire et qui se gargarisent de leurs inepties ésotériques.

Dessin de Tolkien pour illustrer Bilbo

Dessin de Tolkien pour illustrer Bilbo. Forêt de Mirkwood.

C’est une vraie question philosophique que de savoir si « s’évader », pour reprendre le vocabulaire de Tolkien, est une fuite hors du combat contre le mal du monde ou bien une tentative d’évasion depuis la prison du monde, prison dont nous ne ressentons que trop bien la réalité. En ce sens, poursuit Tolkien, fabriquer un monde secondaire (imaginaire, par opposition au monde primaire de la nature et de la société) n’a pas pour but de nous maintenir dans l’illusion, mais de montrer par effet de contraste la laideur et la barbarie du monde construit par les Modernes. L’exemple choisi par le conteur britannique est presque trivial : s’il n’y a pas de lampadaire ou d’automobile dans Le Seigneur des Anneaux, et donc dans le monde de la Faërie, ce n’est pas pour oublier bêtement leur effet nocif  dans le monde réel, c’est au contraire pour mieux faire ressortir leur nocivité. L’inventeur de personnages comme les Ents ne pouvait pas ne pas avoir une certaine conscience, que nous appellerions aujourd’hui écologique. Tant pis si la plupart des apologues du divertissement de nos jours, depuis les consommateurs jusqu’aux marchands de spectacles, confondent au contraire le plaisir esthétique avec l’illusion propagandiste.

Le film Only Lovers Left Alive (désormais OLLA), réalisé par Jim Jarmusch et sorti en 2013, reprend la question de Tolkien en la mêlant avec une esthétique gothique stokerienne propre au film de vampire et à l’urban fantasy. Les héros sont deux vampires qui portent les noms d’Adam et Eve. Adam, alias docteur Caligari ou docteur Faustus suivant le pseudonyme qu’il choisit pour s’introduire dans les hôpitaux et acheter illégalement du sang, est un héros à la fibre kierkegaardienne et huysmansienne évidente. En effet, l’écrivain Joris-Karl Huysmans invente, dans son roman A Rebours, un personnage qui se nomme Jean Des Esseintes, dandy décadent qui collectionne des objets artistiques, allant des tableaux aux livres anciens (il se vante de son édition des poèmes de Baudelaire), en passant par les pierreries, les tapis, les fausses fleurs. La collection de Des Esseintes est à la fois noble et kitsch, classique et baroque, spirituelle et superficielle, et le personnage finit par sombrer dans une langueur absurde, une mélancolie que le goût de l’exotisme ne vient qu’à peine combattre. Voici un passage du premier chapitre :

On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes ; bu, dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Tenedos, des Val de Peñas et des Porto ; savouré, après le café et le brou de noix, des kwas, des porter et des stout.

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Adam dans son salon (OLLA).

Cruel et raffiné à la fois, et en cela quasi-vampire, Des Esseintes se fait livrer une tortue qu’il incruste de pierres précieuses, tortue qui finit par mourir sous leur poids, de la même façon que les êtres humains se gavent de ces mets bariolés qui finissent par les écœurer. La tortue est l’allégorie de ces hommes désœuvrés à la vie confortable, qui ne vivent que d’art et d’amour, « égocentriques » et coupés de valeurs comme « l’amitié » comme le reproche Eve à Adam dans Only Lovers Left Alive, lorsque ce dernier parle de se suicider.

En effet, Adam (joué par Tom Hiddleston), le vampire masculin de OLLA, est un esthète digne d’admiration. Il a le sens de la disposition des pièces, des meubles, de la décoration, il a le goût rétro de l’ancien, anciennes guitares, ancien matériel électronique et audiovisuel, anciens appareils médicaux également. Il dit avoir rencontré et inspiré les grands écrivains et musiciens, dont la liste est quasi interminable : Byron, Shelley, Schubert… et comme je l’ai dit, il prend pour pseudonymes des personnages célèbres dans l’histoire de la littérature et du cinéma d’horreur, docteur Caligari (chef d’œuvre de Robert Wiene en 1920, toujours le côté rétro), docteur Faust (adapté par F. W. Murnau en 1926). Adam éprouve une forme de langueur et de mélancolie profonde, comme le jeune poète dans La Reprise de Kierkegaard. Comme lui, il vit sur le mode du passé ce qu’il rencontre au présent ; c’est la définition de la tonalité affective de la mélancolie chez le philosophe danois. C’est comme si nous avions déjà perdu ce qui nous procure une jouissance pourtant présente.

Ajoutons que la consommation de sang dans OLLA a un effet étrange, sorte de jouissance et de somnolence à la fois, qui n’est pas sans rappeler l’opium, qui fut prisé de certains poètes et artistes comme Thomas de Quincey et Jean Cocteau. Baudelaire a montré le narcissisme inhérent de la drogue dans Les Paradis artificiels, ce qui renforce l’irréalité du stade esthétique. Nous contemplons les fruits de notre propre imagination, lorsque la drogue est chimiquement active dans notre cerveau. Se nourrir de ses propres chimères… Adam et Eve refusent cependant toujours la drogue que des dealers leur proposent à Tanger, le « quelque chose de spécial ». Rappelons que Tanger est la ville dans laquelle William S. Burroughs a écrit Le Festin nu, roman inclassable qui évoque la drogue et la folie dans de larges passages, expérimentant la méthode du cut-up (collages de texte). Quelque part, les vampires n’ont pas besoin de la drogue qui leur est proposée dans les rues de Tanger, car ils ont déjà la leur : le sang.

Le paradoxe, pas spécialement original mais pertinent, c’est qu’Adam est un compositeur et amateur de musique rock. Le rock est une musique très moderne, qui contraste avec les références ultra-classiques du film. Ici, ce genre musical est finement relié à ce que nous avons coutume d’appeler les « beaux-arts », et le réalisateur du film casse la fracture entre art « noble » et art dit « populaire ». Adam avec sa guitare pourrait figurer dans la galerie des grands artistes solitaires. L’idée n’est pas nouvelle : David Bowie nous a déjà démontré que nous pouvions être rockeurs et dandys, et il faut le voir dans son personnage de vampire nommé John, dans The Hunger de Tony Scott (1983) (cliquez pour en lire une très bonne analyse par mon collègue de cinéma). L’androgynie d’Eve (l’actrice Tilda Swinton) dans OLLA n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’androgynie symétrique de Bowie.

Adam est un grand admirateur des génies scientifiques de l’humanité, Galilée, Copernic, Newton, Darwin et Einstein notamment, incompris par leurs semblables selon lui. Adam est lui-même bricoleur et électricien, il restaure de vieux appareils de lecture de disques ou de visionnage (télés, tourne-disques, …), il collectionne les guitares (le film s’ouvre sur une scène d’exposition de guitares, scène de « connaisseurs » comme on dit). Seulement voilà : Adam déteste les êtres humains normaux (peu visibles dans le film, on reste dans un entre-soi de vampires), il les appelle les « zombies ». Notons que cet emploi du terme est intéressant, parce que nous sommes dans un film fantastique dans lequel les vampires existent, mais pas les zombies ; le terme n’est utilisé que de façon allégorique pour désigner l’irréflexion et le fanatisme des humains. Le personnage d’Elizabeth Vogler, dans Persona d’Ingmar Bergman (1966), se coupe également du monde, lassée de contempler à la télévision les crimes dont se rendent coupables ses congénères.

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Eve qui tourne les pages de Beckett (OLLA).

La femme d’Adam (le mariage date de 1868), deuxième vampire d’OLLA, se nomme Eve : on peut difficilement faire plus condescendants comme noms, ceux des premiers hommes, lorsqu’ils étaient seuls au monde. Eve aussi est une esthète kierkegaardienne. Lors de son voyage de Tanger à Detroit pour rejoindre Adam, nous voyons à l’écran une longue suite de livres ouverts à des pages précises, par exemple Fin de partie de Beckett. Les vampires sont des gens de goût, en eux survivent de façon très « vivante » toutes ces créations artistiques maintenant passées. Pour eux, l’art n’est pas devenu « chose du passé », selon l’expression de Hegel, pas même le rock des origines. Eve est une amoureuse transie, qui se rend compte de la déchéance progressive et de la dépression d’Adam, et elle tente de lui rappeler les vertus de l’amitié et de l’amour, ainsi que de la danse qui en est le symbole. C’est loin d’être anodin : Adam compose et joue de la musique, mais ne s’intéresse pas à la réception de son art ; il éconduit les fans par l’intermédiaire de son seul ami humain, Ian (joué par Anton Yelchin), qui fait ses courses clandestines. La danse est pourtant l’effet habituellement escompté par le musicien de rock.

Le troisième vampire du film (joué par John Hurt), un vieillard ami du couple depuis longtemps, s’appelle Christopher Marlowe : c’est le nom de l’auteur de Faust, bien avant Goethe. Il s’inquiète pour le sort des deux protagonistes, qualifiant Adam de « romantique et suicidaire », selon le cliché du rockeur gothique. Jim Jarmusch joue avec la thèse du faux Shakespeare : il suggère que Christopher Marlowe serait le véritable auteur d’Hamlet et des autres pièces de théâtre du dramaturge élisabéthain. C’est la Marlovian theory of Shakespeare authorship pour les anglo-saxons.

Adam et Eve à Tanger dans OLLA

Adam et Eve à Tanger (OLLA).

Enfin, il y a un quatrième vampire dans la galerie des portraits d’OLLA : Ava, la jeune sœur d’Eve, jouée par l’excellente Mia Wasikowska, et dont le nom est très proche de Eve dans la prononciation anglophone. L’actrice interrogera de nouveau le rapport pathologique que nous pouvons avoir avec l’art (surtout le cinéma) dans Maps to the Stars de David Cronenberg (2014). Ava est visiblement devenue une vampire trop tôt ; immature, son comportement est capricieux et borderline. Mais c’est elle qui parvient à sortir Adam et Eve de leur intérieur intime (le home anglais), dans un concert de rock, qui se déroule dans une boîte de nuit à l’esthétique pop et gothique. Ava finira par se faire littéralement éjecter de la bulle d’Adam et Eve, et elle les traitera de « snobs méprisants » pour critiquer leur mode de vie reclus et esthétisant à l’extrême. Même Eve, qui avait fait un temps la promotion de l’ouverture auprès d’Adam, pour lui éviter le suicide, se convertit à l’égocentrisme, sous sa version amoureuse : l’égocentrisme à deux. Cependant, le réalisateur ne présente jamais la vie du couple d’un point de vue moral, il ne suggère jamais que leur façon d’être soit condamnable ou immorale. C’est en cela que Jim Jarmusch a finalement bien compris le stade esthétique kierkegaardien, qu’il utilise peut-être sans le savoir : l’esthète n’a aucune notion du bien et du mal, il vit l’instant et jouit de tous les possibles sans se réaliser dans le présent. L’esthète n’est pas l’éthicien, il ne connaît pas son devoir envers l’humanité. Ce que Kierkegaard a très bien cerné, c’est que le principal risque psychologique pour l’esthète, c’est la mélancolie que nous avons déjà évoquée, ou même l’ennui et le dégoût (qu’on pense à Constantin Constantius dans La Reprise qui éprouve la monotonie de la répétition du théâtre, du café), mais pas la culpabilité ou le péché. C’est plutôt l’humanité, les « zombies » qui sont immoraux dans OLLA, selon un cliché assez classique.

olla_graceposter_4_1000_1400Le film OLLA est en quelque sorte un hommage à toute la culture classique et traditionnelle, surtout anglo-saxonne et allemande, mais aussi au rock. La photographie du film est magnifique, picturale à l’excès, très fouillée, très stylisée et en cela le film joue pour nous le rôle que jouent les références artistiques pour les personnages : il nous plonge dans une contemplation et une jouissance esthétiques qui contrastent avec la laideur et la bêtise du monde.

Je ne prétends pas refermer ici le questionnement initial, à savoir si l’art est un « bon » ou un « mauvais » moyen de sortir du monde. Les vampires d’OLLA sont certes blafards, mais ils ne sont pas inexpressifs ; ils sont sobres et asociaux dans le monde, mais excentriques et capables d’un attachement profond dans leur sphère intime. A l’heure où l’art tend à se réduire à un moyen de divertissement généralisé ou bien à un philistinisme de salon, et où l’intimité tend à disparaître avec le consentement de tous ceux qui « vendent » sans le savoir leurs données personnelles, le passage par le stade esthétique au sens fort du terme est peut-être salutaire, tant qu’on en vit et qu’on en cerne aussi les limites.