Hier soir (15 juin 2014), je suis allé voir au cinéma le film de David Cronenberg, Maps to the Stars. Comme toujours avec ce cinéaste, l’art est intimement lié à la mise en scène de réflexions philosophiques et psychanalytiques. Voici le synopsis (source Allociné) :

A Hollywood, la ville des rêves, se télescopent les étoiles : Benjie, 13 ans et déjà star; son père, [Stafford] Weiss, auteur à succès et coach des célébrités; sa cliente, la belle Havana Segrand, qu’il aide à se réaliser en tant que femme et actrice.
La capitale du Cinéma promet aussi le bonheur sur pellicule et papier glacé à ceux qui tentent de rejoindre les étoiles: Agatha, une jeune fille devenue, à peine débarquée, l’assistante d’Havana et le séduisant chauffeur de limousine avec lequel elle se lie, Jerome Fontana, qui aspire à la célébrité.
Mais alors, pourquoi dit-on qu’Hollywood est la ville des vices et des névroses, des incestes et des jalousies ? La ville des rêves fait revivre les fantômes et promet surtout le déchainement des pulsions et l’odeur du sang.

Affiche du festival de Cannes

Affiche du festival de Cannes

Le cadre hollywoodien est en effet l’espace où se manifestent les névroses, facilitées par la pression professionnelle et commerciale, la surexposition et le sentiment d’absence de limites. Les références au cinéma actuel sont constantes ; on peut noter celle qui est la plus importante selon moi : Sixième sens, où l’hallucination a directement à voir avec la mort. L’héroïne de Maps to the stars, Agatha Weiss, a une obsession : la liberté, c’est-à-dire se libérer d’un passé qui l’a marginalisée. En effet, elle fut internée après un acte de décompensation psychotique : l’incendie de la maison familiale après avoir drogué son frère. Internement prononcé par les juges avec la complicité des parents. Agatha fut ainsi mise au ban de la société, juridiquement et psychologiquement, portant la marque de la folie et du crime jusque sur son corps gardant les séquelles des brûlures qui l’atteignirent. La destruction de soi et des autres a un prix lourd dans les sociétés biopolitiques (concept de Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1), où il s’agit de contrôler les corps et les esprits, et surtout de « laisser mourir » ceux qui sont en excès de vitalité et qui risquent de tout consumer. (Là où au contraire il s ‘agit de « faire vivre » le consommateur moyen, le cadre d’entreprise ou le sportif dopé, c’est-à-dire d’intensifier leurs performances jugées « constructives » pour la société).

La liberté d’Agatha était compromise depuis le début : son destin a été fatalement déterminé par la consanguinité de ses parents, et sa schizophrénie est montrée comme une tare d’origine familiale. Son frère développera lui aussi des symptômes psychotiques. Mais Agatha, prisonnière du Même (l’identité incestueuse des parents), fera tout pour se libérer, elle qui devint dans son enfance l’Autre (la folie agressive). Elle répète de façon obsessionnelle le beau poème de Paul Éluard, Liberté, j’écris ton nom… Pour devenir libre, Agatha tente de se construire une vie « normale », auprès des étoiles hollywoodiennes : elle se trouve un travail et devient l’assistante d’Havana Segrand, actrice bipolaire qui s’identifie mélancoliquement à sa mère morte dans un incendie et actrice elle aussi. Elle demande pardon à sa famille, un par un : d’abord son frère, puis sa mère, et enfin son père. Pourtant, son père la rejette, c’est un psychologue égoïste dont le seul but est la promotion de ses livres de développement personnel, et également psy-gourou d’Havana.

En ce sens, Stafford est le contraire absolu des personnages de Freud et surtout de Jung dans un précédent film, historique celui-là, de Cronenberg (A Dangerous Method) : eux sont des psychanalystes qui comprennent l’enjeu de leur science et le difficile rapport aux patients, qu’il ne s’agit pas de soigner à coup de formules creuses et de massages… Maps to the Stars peut alors être interprété comme un film contre les dérives populaires et actuelles de la psychologie, les pseudo-méthodes de coaching et autres, à l’inverse de la vieille psychanalyse qui a à cœur de se doter d’un appareil conceptuel précis et éprouvé dans la talking cure, et qui tente de ne pas bercer d’illusions ses patients, qui doivent faire un travail long et par eux-mêmes pour « faire face à leur inconscient ».

On comprend que cet environnement (son père fumiste et sa patronne capricieuse et dépressive) est davantage un obstacle qu’un moyen d’épanouissement pour Agatha. En plus du travail et du pardon, Agatha cherche sa libération dans l’amour avec Jérôme, chauffeur des stars, et aussi dans le cinéma, puisqu’elle se repasse le film Stolen Waters, l’histoire d’une schizophrène jouée par la mère d’Havana Segrand, que cette dernière cherche à incarner dans un remake. Cependant, cette dialectique du Même (la consanguinité) et de l’Autre (la schizophrénie) n’aura pas de réconciliation finale ; il ne s’agit pas d’un film hégélien (pour Hegel, l’Esprit se réalise en trouvant sa détermination au sein de la contingence, en étant « chez soi dans l’autre », en reconnaissant que l’altérité n’est en fait que lui-même médiatisé). Sur la lampe qui s’allume / Sur la lampe qui s’éteint / Sur mes maisons réunies / J’écris ton nom… De fait, la lampe finira par s’éteindre, dans la fraternité retrouvée avec Benjie et tout à la fois séparée du monde :  celui des étoiles hollywoodiennes, monde tragi-comique dans lequel des vies se brisent de façon ironique.