Category: Littérature


Artwork utilisant une reproduction d’une photographie d’A. Crowley.

Aleister Crowley fut un expérimentateur, pour le meilleur et pour le pire. J’ai entendu son nom pour la première fois lorsqu’un ami m’a conseillé son Journal d’un drogué, en rapport avec mes travaux passés sur le psychédélisme. Je n’ai toujours pas lu ce journal, mais la même personne m’a offert un peu plus tard La Goetia : Petite clé du Roi Salomon, au moment de sa réédition. Ce livre, co-écrit avec S. L. MacGregor Mathers, par ailleurs le beau-frère de Henri Bergson, puisqu’il était marié avec Moina Bergson, est une petite encyclopédie des démons et des formules rituelles pour les invoquer. Crowley ressemblait à un personnage tout droit sorti d’un roman de Huysmans. Un documentaire un peu suspect de Neil Rawles, datant de 2002, le présente même comme The Wickedest Man of the World, « L’Homme le plus malsain du monde ». Je ne rentrerai pas dans les polémiques concernant son existence et ses actes, puisque les sources sont assez troubles et qu’il est difficile de faire la part du vrai et du faux.

S. L. MacGregor Mathers en tenue égyptienne, effectuant un rituel de l’Aube dorée. Il fut un collaborateur de Crowley. Photo d’avant 1918.

Crowley est devenu après sa mort une icône de l’ésotérisme pop. La musique rock et metal lui a souvent rendu hommage, par exemple David Bowie dans Quicksand ou Bruce Dickinson d’Iron Maiden, qui lui a consacré avec Julian Doyle un film, Chemical Wedding (Le Diable dans le sang, 2008), du genre nanard. Crowley illustre en cela le phénomène assez étrange de l’entrée de l’ésotérisme dans la culture populaire. Les credos des sociétés secrètes se sont transformés en conseils thérapeutiques New Age. Crowley peut facilement être rangé soit du côté des charlatans et des illuminés, soit du côté des visionnaires et des élus. Il affirmait qu’il était la réincarnation d’Éliphas Lévi, un occultiste français du XIXe mort l’année de sa naissance. Il a systématisé tout un tas de pratiques sous le nom de Magick, regroupant la démonologie, le tarot, l’initiation aux mystères, les rituels de sociétés secrètes, la symbolique égyptienne et alchimique, la kabbale, la numérologie, l’astrologie, et des idées trouvées dans le pythagorisme et chez l’anthropologue J.G. Frazer. Autant dire que sa pensée repose surtout sur des analogies et des correspondances, ce dont il était tout à fait conscient d’ailleurs. Crowley avait même un côté iconoclaste et irrévérencieux, puisqu’il écrit à plusieurs reprises dans le Livre de Thoth, son manuel de tarologie établi avec Lady Frieda Harris qui en a dessiné les cartes, que peu importe les sources originales puisqu’elles sont perdues à jamais. L’important n’est pas selon lui de retrouver une tradition qui n’existe plus, mais de faire preuve de cohérence dans la pratique magique. Il s’éloignait ainsi des occultistes obsédés par la tradition qui se querellaient à propos de savoir qui ou quelle école possédait la bonne interprétation.

Photo d’A. Crowley en 1929.

Ses photographies ont quelque chose de troublant. Crowley ressemblait à un mélange entre un dandy anglais, un poète surréaliste qui aimait jouer avec les symboles et un initié au regard illuminé. C’est cela que je retiens de lui : pour moi, il est avant tout un poète, un « fou littéraire », selon l’expression de Nodier et Brunet. Ses livres nous font voyager à travers les mythes et les images, ils parodient la pensée rationnelle, n’expliquent pas toujours leurs présupposés. C’est tout le paradoxe de publier sur des thèmes ésotériques : il y a la volonté de rendre publiques et accessibles des idées, dont on affirme en même temps qu’elles sont cachées et masquées aux non initiés. Crowley a commencé sa carrière d’écrivain par des poèmes de jeunesse, et il a appartenu à la même société secrète que W.B. Yeats, l’Ordre hermétique de l’Aube dorée. D’un point de vue littéraire, Crowley était un post-symboliste ou un post-romantique, l’un des disciples à Saïs, le cousin des surréalistes, qui ont largement utilisé la symbolique ésotérique, comme en témoigne Arcane 17 d’André Breton. Mais Crowley croyait vraiment à ces imaginations poétiques, ce qui finit par l’exclure de la communauté littéraire. Il rejoignit la cohorte des auteurs refoulés par la société, qui font partie de l’ombre tout en ayant une certaine célébrité due à Internet et à la musique pop.

Représentation du dieu grec Pan.

Thrill with lissome lust of the light,
O man ! My man !
Come careering out of the night
Of Pan ! Io Pan .
Io Pan ! Io Pan ! Come over the sea
From Sicily and from Arcady !
Roaming as Bacchus, with fauns and pards
And nymphs and styrs for thy guards,
On a milk-white ass, come over the sea
To me, to me,
Come with Apollo in bridal dress
(Spheperdess and pythoness)
Come with Artemis, silken shod,
And wash thy white thigh, beautiful God,
In the moon, of the woods, on the marble mount,
The dimpled dawn of of the amber fount !
Dip the purple of passionate prayer
In the crimson shrine, the scarlet snare,
The soul that startles in eyes of blue
To watch thy wantoness weeping through
The tangled grove, the gnarled bole
Of the living tree that is spirit and soul
And body and brain – come over the sea,
(Io Pan ! Io Pan !)
Devil or god, to me, to me,
My man ! my man !
Come with trumpets sounding shrill
Over the hill !
Come with drums low muttering
From the spring !
Come with flute and come with pipe !
Am I not ripe ?
I, who wait and writhe and wrestle
With air that hath no boughs to nestle
My body, weary of empty clasp,
Strong as a lion, and sharp as an asp-
Come, O come !
I am numb
With the lonely lust of devildom.
Thrust the sword through the galling fetter,
All devourer, all begetter;
Give me the sign of the Open Eye
And the token erect of thorny thigh
And the word of madness and mystery,
O pan ! Io Pan !
Io Pan ! Io Pan ! Pan Pan ! Pan,
I am a man:
Do as thou wilt, as a great god can,
O Pan ! Io Pan !
Io pan ! Io Pan Pan ! Iam awake
In the grip of the snake.
The eagle slashes with beak and claw;
The gods withdraw:
The great beasts come, Io Pan ! I am borne
To death on the horn
Of the Unicorn.
I am Pan ! Io Pan ! Io Pan Pan ! Pan !
I am thy mate, I am thy man,
Goat of thy flock, I am gold , I am god,
Flesh to thy bone, flower to thy rod.
With hoofs of steel I race on the rocks
Through solstice stubborn to equinox.
And I rave; and I rape and I rip and I rend
Everlasting, world without end.
Mannikin, maiden, maenad, man,
In the might of Pan.
Io Pan ! Io Pan Pan ! Pan ! Io Pan !

Aleister Crowley, « Hymn to Pan »

Bibliographie :

-André Breton, Arcane 17, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1989.

-Aleister Crowley, Journal d’un drogué, Rosières-en-Haye, Camion Blanc, 2011.

-Aleister Crowley, Le Livre de Thoth, Rayol-Canadel-sur-Mer, Alliance Magique, 2016. Collaboration avec Lady Frieda Harris.

-Aleister Crowley et Samuel Liddell Mathers, La Goetia : Petite clé du Roi Salomon, Rayol-Canadel-sur-Mer, Alliance Magique, 2017.

-Joris-Karl Huysmans, Là-Bas, Paris, Gallimard, 1985.

-Philomneste Junior, Les Fous littéraires, essai bibliographique sur la littérature excentrique, les illuminés, visionnaires, etc., Bruxelles, Gay et Doucé, .

-Charles Nodier, Bibliographie des fous : De quelques livres excentriques, Paris, Techener, .

-Novalis, Les Disciples à Saïs, Hymnes à la nuit, Chants religieux, Paris, Gallimard, 1980.

« Saâdi excelle à parler de la piété, de l’amour et de la vérité… Mais une corde, et non la moindre, manque à sa lyre ! Il chante bien imparfaitement les guerriers et leurs prouesses. Je l’engage à laisser à d’autres poètes le soin d’exalter la lance, la hache et la lourde massue… »

« L’ignorant grossier ! qui ne s’est pas rendu compte que je n’ai aucune inclination pour la poésie épique ! Je dédaigne de disputer la première place aux chantres de la guerre… Il me serait aisé, pourtant, de brandir le sabre et de confondre mes rivaux ! »

(Le Jardin des Fruits, 27e histoire, trad. Franz Toussaint).

Je lisais ce passage de Saâdi ce matin. J’y vois en résumé un conflit entre deux conceptions radicalement opposées de l’esprit humain, de la culture, de l’art et de la religion. Ce conflit ne peut manquer d’entrer en résonance avec l’actualité, non pas celle des derniers jours, mais celle des trente dernières années. Appelons ces deux conceptions de la culture, la conception « épique » et la conception « savoureuse », pour employer deux termes de Saâdi. Il écrit en effet en parlant de son ouvrage, « Je ne leur offrirai pas du sucre, mais des récits de cette savoureuse douceur que les savants trouvent aux livres ».

saadi bustan

Le Jardin des Fruits, ou Bustan, du poète persan Saâdi.

Saâdi est un poète persan (1203-1291) ayant vécu lors de la période de l’âge d’or de Bagdad (XIIIè siècle). Une légende, rappelée par Franz Toussaint le traducteur du Jardin des Fruits (ou Bustan en persan), lui attribue trente ans d’études, trente ans de voyage et trente ans de méditation et d’écriture. Saâdi affirme donc qu’il a renoncé à produire des vers épiques chantant les exploits de guerre, alors même qu’il avait la capacité de le faire. Imaginez un Homère renonçant à écrire l’Iliade ou un Chrétien de Troyes refusant de narrer les aventures de Perceval. La phrase ne manque pas d’orgueil. Et pourtant, cela signifie que Saâdi, comme bien d’autres poètes, cherche à exprimer son talent dans la poésie amoureuse, pieuse et véridique, plutôt que dans la poésie guerrière. Il cherche à s’immortaliser par les petites choses plutôt que par les grandes : saynètes et historiettes, contes pleins de sagesse et d’humilité, poèmes édifiants parfois drôles, parfois graves. Le pari est audacieux, et il est réussi : Saâdi compte parmi les plus grands poètes persans de tous les temps.

Mais il faut aller plus loin. Le style épique est fortement ancré dans l’inconscient collectif, il nourrit ce dernier et ce dernier le lui rend bien. Nous ne comptons plus les histoires de héros, super-héros, guerriers mythiques et légendaires, espions, soldats, policiers, boxeurs, sportifs, etc., qui remplissent nos livres, nos écrans de cinéma, nos séries. Nous aimons le grandiose, les batailles dantesques, les scènes de combat violentes et stimulantes, le triomphe du Bien sur le Mal, quitte à donner notre caution à des interprétations complètement racistes ou misogynes de l’histoire. Un exemple parmi des milliers d’autres : il suffit de regarder le premier Iron Man, réalisé par Jon Favreau en 2008. Les Arabes sont ou bien des terroristes, ou bien des pauvres victimes attendant l’intervention providentielle des Américains pour que leurs conflits se résolvent. Homère était plus subtil, lui qui honorait tant les Troyens que les Achéens, comme le rappelle avec pertinence Hannah Arendt. Sans doute l’influence de la religion, chrétienne au premier chef, a-t-elle « binarisé » les conflits épiques : il y a le Bien contre le Mal. Les Elfes, Humains et Hobbits contre les Orcs ; les Américains contre les Arabes (ou les Japonais, ou les Chinois, ou les Amérindiens, ou les Russes, ou les Communistes, bref les Autres), les Français contre les Anglais (Jeanne d’Arc…), les Samouraïs (ou les Cowboys) contre les Bandits, liste non exhaustive.

Le geste de Saâdi consistant à se détourner dédaigneusement de ce genre de conception du monde apparaît maintenant beaucoup plus significatif. Que propose-t-il à la place ? L’univers de Saâdi est composé, en vrac, de gemmes, de fleurs et de fruits, de parfums et de sucre, de femmes et d’hommes amoureux, pieux ou généreux, mais aussi d’hommes injustes, de tyrans et d’égoïstes, de mendiants et de riches, d’esclaves et de sultans. C’est un monde fait de métaphores et de comparaisons colorées et corporelles, qui contrastent fortement avec l’image que l’on peut se faire d’un islam abstrait, destructeur, ennemi de la beauté et de l’amour. Voici des vers de Saâdi pour se faire une idée.

« [Dieu] a incrusté des émeraudes et des rubis dans les profondeurs des rochers. Il a posé les rubis des fleurs dans l’émeraude des verdures. Dans l’immense Océan, Il laisse tomber la goutte d’eau de la pluie, et, dans le sein de la femme, la goutte de la semence qui crée : une perle lumineuse naît de la première, une créature svelte et noble naît de la seconde. »

(Le Jardin des Fruits, Préface, trad. Franz Toussaint).

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Saâdi dans le Jardin des roses. 1645 (sur Wikimedia Commons).

J’ajouterais volontiers que l’islam de Saâdi, et plus généralement du soufisme, c’est-à-dire d’Ibn Arabi, de Rûmî, d’Attar parmi tant d’autres, est essentiellement platonicien. Pas seulement platonicien au sens historique et scolastique du terme : l’Islam iranien, comme l’a bien montré Henry Corbin, est baigné de l’œuvre de Platon et des néoplatoniciens, mais aussi en un sens profondément philosophique et spirituel. Je veux dire par là que si Saâdi utilise fréquemment des métaphores minéralogiques, végétales, alimentaires ou amoureuses, c’est pour nous amener vers les choses invisibles et éternelles, comme dans le Banquet de Platon. L’objectif n’est pas d’en rester à la beauté sensible, à ce que la langue goûte ou à ce que les yeux regardent, mais de nous élever vers ce que l’esprit savoure. D’où cette belle expression de « connaissance savoureuse », que l’on retrouve fréquemment dans le Traité de l’amour d’Ibn Arabi par exemple.

De nos jours, en réponse à la montée du terrorisme qui se réclame de l’islam, il y a un travail salutaire qui est fait par un certain nombre de musulmans (et de non-musulmans), c’est de proposer comme alternative à cet islam guerrier, qui a oublié ses racines culturelles, un « islam des Lumières » (expression de Malek Chebel). L’islam des Lumières trouve sa source dans les travaux des scientifiques, mathématiciens et médecins, et des falasifa (les philosophes) du Moyen Âge. Les Persans Al-Fârâbî et Avicenne, les Andalous Ibn Bajja et Averroès, sont les grands noms du rationalisme philosophique dans lequel il faut chercher un antidote au fanatisme religieux. Ils ont soutenu la nécessité de comprendre la nature, de faire de la physique, d’exercer son intelligence, de développer la logique, et de conceptualiser rationnellement les dogmes et les grandes idées du Coran.

Mais l’islam des Lumières ne se réduit pas à l’« examen rationnel des étants » (expression d’Averroès), il a aussi son versant poétique et amoureux, que l’islamologue et psychanalyste Malek Chebel a d’ailleurs brillamment étudié*. Comme l’avait compris Rousseau, l’éducation de la sensibilité est aussi importante que l’éducation du raisonnement. C’est pourquoi Saâdi a parfaitement raison d’opposer au style épique, à la rhétorique guerrière qui est celle de Daesh aujourd’hui, mais aussi de l’Occident, une poésie « savoureuse et sucrée », dont le point d’apogée moral et religieux est l’exhortation à la générosité et à l’aumône. Ceci est parfaitement illustré par une histoire de Saâdi, qui raconte une vision d’Enfer et de Jugement dernier : pendant que tout le monde brûle sous un soleil écrasant, seul un vieillard a le droit d’être à l’ombre. Ce privilège lui a été accordé par Dieu parce qu’il est le seul à avoir permis, de son vivant, à un homme de s’abriter du soleil sous l’ombre de la treille dans son jardin. Bien plus que la guerre, c’est l’aumône qui est salvatrice.

* Malek Chebel, dont les travaux sont si précieux pour changer notre vision de l’islam, nous a quittés le 12 novembre 2016. Nous continuerons d’étudier son œuvre pendant qu’il repose en paix. (Note du 22 novembre 2016).

Tolkien, dans son essai On Fairy-Stories, combat le préjugé répandu qui pourrait se formuler ainsi : la littérature et les arts qui nous transportent dans un monde imaginaire, féérique ou fantastique, nous coupent de la réalité et nous bercent dans une douce illusion. Cette illusion aurait la fonction narcissique de nous amener à nous auto-contempler, dans un repli sur soi individualiste, dont la conséquence serait fatalement de nous pousser à ignorer le sort d’autrui et les malheurs du monde. Ce préjugé est partagé par la masse de ceux qui sont aveuglés par le divertissement et qui trouvent cela tout à fait normal ; qui à la limite ressentent le besoin de démontrer qu’il est important dans la vie de s’amuser et de consommer tout en éteignant son cerveau. (Ils cherchent cependant rarement à démontrer qu’il est aussi, sinon plus important d’allumer son cerveau de temps en temps). Ce préjugé est également partagé par les demi-intellectuels qui n’ont que mépris pour la culture populaire et qui se gargarisent de leurs inepties ésotériques.

Dessin de Tolkien pour illustrer Bilbo

Dessin de Tolkien pour illustrer Bilbo. Forêt de Mirkwood.

C’est une vraie question philosophique que de savoir si « s’évader », pour reprendre le vocabulaire de Tolkien, est une fuite hors du combat contre le mal du monde ou bien une tentative d’évasion depuis la prison du monde, prison dont nous ne ressentons que trop bien la réalité. En ce sens, poursuit Tolkien, fabriquer un monde secondaire (imaginaire, par opposition au monde primaire de la nature et de la société) n’a pas pour but de nous maintenir dans l’illusion, mais de montrer par effet de contraste la laideur et la barbarie du monde construit par les Modernes. L’exemple choisi par le conteur britannique est presque trivial : s’il n’y a pas de lampadaire ou d’automobile dans Le Seigneur des Anneaux, et donc dans le monde de la Faërie, ce n’est pas pour oublier bêtement leur effet nocif  dans le monde réel, c’est au contraire pour mieux faire ressortir leur nocivité. L’inventeur de personnages comme les Ents ne pouvait pas ne pas avoir une certaine conscience, que nous appellerions aujourd’hui écologique. Tant pis si la plupart des apologues du divertissement de nos jours, depuis les consommateurs jusqu’aux marchands de spectacles, confondent au contraire le plaisir esthétique avec l’illusion propagandiste.

Le film Only Lovers Left Alive (désormais OLLA), réalisé par Jim Jarmusch et sorti en 2013, reprend la question de Tolkien en la mêlant avec une esthétique gothique stokerienne propre au film de vampire et à l’urban fantasy. Les héros sont deux vampires qui portent les noms d’Adam et Eve. Adam, alias docteur Caligari ou docteur Faustus suivant le pseudonyme qu’il choisit pour s’introduire dans les hôpitaux et acheter illégalement du sang, est un héros à la fibre kierkegaardienne et huysmansienne évidente. En effet, l’écrivain Joris-Karl Huysmans invente, dans son roman A Rebours, un personnage qui se nomme Jean Des Esseintes, dandy décadent qui collectionne des objets artistiques, allant des tableaux aux livres anciens (il se vante de son édition des poèmes de Baudelaire), en passant par les pierreries, les tapis, les fausses fleurs. La collection de Des Esseintes est à la fois noble et kitsch, classique et baroque, spirituelle et superficielle, et le personnage finit par sombrer dans une langueur absurde, une mélancolie que le goût de l’exotisme ne vient qu’à peine combattre. Voici un passage du premier chapitre :

On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes ; bu, dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Tenedos, des Val de Peñas et des Porto ; savouré, après le café et le brou de noix, des kwas, des porter et des stout.

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Adam dans son salon (OLLA).

Cruel et raffiné à la fois, et en cela quasi-vampire, Des Esseintes se fait livrer une tortue qu’il incruste de pierres précieuses, tortue qui finit par mourir sous leur poids, de la même façon que les êtres humains se gavent de ces mets bariolés qui finissent par les écœurer. La tortue est l’allégorie de ces hommes désœuvrés à la vie confortable, qui ne vivent que d’art et d’amour, « égocentriques » et coupés de valeurs comme « l’amitié » comme le reproche Eve à Adam dans Only Lovers Left Alive, lorsque ce dernier parle de se suicider.

En effet, Adam (joué par Tom Hiddleston), le vampire masculin de OLLA, est un esthète digne d’admiration. Il a le sens de la disposition des pièces, des meubles, de la décoration, il a le goût rétro de l’ancien, anciennes guitares, ancien matériel électronique et audiovisuel, anciens appareils médicaux également. Il dit avoir rencontré et inspiré les grands écrivains et musiciens, dont la liste est quasi interminable : Byron, Shelley, Schubert… et comme je l’ai dit, il prend pour pseudonymes des personnages célèbres dans l’histoire de la littérature et du cinéma d’horreur, docteur Caligari (chef d’œuvre de Robert Wiene en 1920, toujours le côté rétro), docteur Faust (adapté par F. W. Murnau en 1926). Adam éprouve une forme de langueur et de mélancolie profonde, comme le jeune poète dans La Reprise de Kierkegaard. Comme lui, il vit sur le mode du passé ce qu’il rencontre au présent ; c’est la définition de la tonalité affective de la mélancolie chez le philosophe danois. C’est comme si nous avions déjà perdu ce qui nous procure une jouissance pourtant présente.

Ajoutons que la consommation de sang dans OLLA a un effet étrange, sorte de jouissance et de somnolence à la fois, qui n’est pas sans rappeler l’opium, qui fut prisé de certains poètes et artistes comme Thomas de Quincey et Jean Cocteau. Baudelaire a montré le narcissisme inhérent de la drogue dans Les Paradis artificiels, ce qui renforce l’irréalité du stade esthétique. Nous contemplons les fruits de notre propre imagination, lorsque la drogue est chimiquement active dans notre cerveau. Se nourrir de ses propres chimères… Adam et Eve refusent cependant toujours la drogue que des dealers leur proposent à Tanger, le « quelque chose de spécial ». Rappelons que Tanger est la ville dans laquelle William S. Burroughs a écrit Le Festin nu, roman inclassable qui évoque la drogue et la folie dans de larges passages, expérimentant la méthode du cut-up (collages de texte). Quelque part, les vampires n’ont pas besoin de la drogue qui leur est proposée dans les rues de Tanger, car ils ont déjà la leur : le sang.

Le paradoxe, pas spécialement original mais pertinent, c’est qu’Adam est un compositeur et amateur de musique rock. Le rock est une musique très moderne, qui contraste avec les références ultra-classiques du film. Ici, ce genre musical est finement relié à ce que nous avons coutume d’appeler les « beaux-arts », et le réalisateur du film casse la fracture entre art « noble » et art dit « populaire ». Adam avec sa guitare pourrait figurer dans la galerie des grands artistes solitaires. L’idée n’est pas nouvelle : David Bowie nous a déjà démontré que nous pouvions être rockeurs et dandys, et il faut le voir dans son personnage de vampire nommé John, dans The Hunger de Tony Scott (1983) (cliquez pour en lire une très bonne analyse par mon collègue de cinéma). L’androgynie d’Eve (l’actrice Tilda Swinton) dans OLLA n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’androgynie symétrique de Bowie.

Adam est un grand admirateur des génies scientifiques de l’humanité, Galilée, Copernic, Newton, Darwin et Einstein notamment, incompris par leurs semblables selon lui. Adam est lui-même bricoleur et électricien, il restaure de vieux appareils de lecture de disques ou de visionnage (télés, tourne-disques, …), il collectionne les guitares (le film s’ouvre sur une scène d’exposition de guitares, scène de « connaisseurs » comme on dit). Seulement voilà : Adam déteste les êtres humains normaux (peu visibles dans le film, on reste dans un entre-soi de vampires), il les appelle les « zombies ». Notons que cet emploi du terme est intéressant, parce que nous sommes dans un film fantastique dans lequel les vampires existent, mais pas les zombies ; le terme n’est utilisé que de façon allégorique pour désigner l’irréflexion et le fanatisme des humains. Le personnage d’Elizabeth Vogler, dans Persona d’Ingmar Bergman (1966), se coupe également du monde, lassée de contempler à la télévision les crimes dont se rendent coupables ses congénères.

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Eve qui tourne les pages de Beckett (OLLA).

La femme d’Adam (le mariage date de 1868), deuxième vampire d’OLLA, se nomme Eve : on peut difficilement faire plus condescendants comme noms, ceux des premiers hommes, lorsqu’ils étaient seuls au monde. Eve aussi est une esthète kierkegaardienne. Lors de son voyage de Tanger à Detroit pour rejoindre Adam, nous voyons à l’écran une longue suite de livres ouverts à des pages précises, par exemple Fin de partie de Beckett. Les vampires sont des gens de goût, en eux survivent de façon très « vivante » toutes ces créations artistiques maintenant passées. Pour eux, l’art n’est pas devenu « chose du passé », selon l’expression de Hegel, pas même le rock des origines. Eve est une amoureuse transie, qui se rend compte de la déchéance progressive et de la dépression d’Adam, et elle tente de lui rappeler les vertus de l’amitié et de l’amour, ainsi que de la danse qui en est le symbole. C’est loin d’être anodin : Adam compose et joue de la musique, mais ne s’intéresse pas à la réception de son art ; il éconduit les fans par l’intermédiaire de son seul ami humain, Ian (joué par Anton Yelchin), qui fait ses courses clandestines. La danse est pourtant l’effet habituellement escompté par le musicien de rock.

Le troisième vampire du film (joué par John Hurt), un vieillard ami du couple depuis longtemps, s’appelle Christopher Marlowe : c’est le nom de l’auteur de Faust, bien avant Goethe. Il s’inquiète pour le sort des deux protagonistes, qualifiant Adam de « romantique et suicidaire », selon le cliché du rockeur gothique. Jim Jarmusch joue avec la thèse du faux Shakespeare : il suggère que Christopher Marlowe serait le véritable auteur d’Hamlet et des autres pièces de théâtre du dramaturge élisabéthain. C’est la Marlovian theory of Shakespeare authorship pour les anglo-saxons.

Adam et Eve à Tanger dans OLLA

Adam et Eve à Tanger (OLLA).

Enfin, il y a un quatrième vampire dans la galerie des portraits d’OLLA : Ava, la jeune sœur d’Eve, jouée par l’excellente Mia Wasikowska, et dont le nom est très proche de Eve dans la prononciation anglophone. L’actrice interrogera de nouveau le rapport pathologique que nous pouvons avoir avec l’art (surtout le cinéma) dans Maps to the Stars de David Cronenberg (2014). Ava est visiblement devenue une vampire trop tôt ; immature, son comportement est capricieux et borderline. Mais c’est elle qui parvient à sortir Adam et Eve de leur intérieur intime (le home anglais), dans un concert de rock, qui se déroule dans une boîte de nuit à l’esthétique pop et gothique. Ava finira par se faire littéralement éjecter de la bulle d’Adam et Eve, et elle les traitera de « snobs méprisants » pour critiquer leur mode de vie reclus et esthétisant à l’extrême. Même Eve, qui avait fait un temps la promotion de l’ouverture auprès d’Adam, pour lui éviter le suicide, se convertit à l’égocentrisme, sous sa version amoureuse : l’égocentrisme à deux. Cependant, le réalisateur ne présente jamais la vie du couple d’un point de vue moral, il ne suggère jamais que leur façon d’être soit condamnable ou immorale. C’est en cela que Jim Jarmusch a finalement bien compris le stade esthétique kierkegaardien, qu’il utilise peut-être sans le savoir : l’esthète n’a aucune notion du bien et du mal, il vit l’instant et jouit de tous les possibles sans se réaliser dans le présent. L’esthète n’est pas l’éthicien, il ne connaît pas son devoir envers l’humanité. Ce que Kierkegaard a très bien cerné, c’est que le principal risque psychologique pour l’esthète, c’est la mélancolie que nous avons déjà évoquée, ou même l’ennui et le dégoût (qu’on pense à Constantin Constantius dans La Reprise qui éprouve la monotonie de la répétition du théâtre, du café), mais pas la culpabilité ou le péché. C’est plutôt l’humanité, les « zombies » qui sont immoraux dans OLLA, selon un cliché assez classique.

olla_graceposter_4_1000_1400Le film OLLA est en quelque sorte un hommage à toute la culture classique et traditionnelle, surtout anglo-saxonne et allemande, mais aussi au rock. La photographie du film est magnifique, picturale à l’excès, très fouillée, très stylisée et en cela le film joue pour nous le rôle que jouent les références artistiques pour les personnages : il nous plonge dans une contemplation et une jouissance esthétiques qui contrastent avec la laideur et la bêtise du monde.

Je ne prétends pas refermer ici le questionnement initial, à savoir si l’art est un « bon » ou un « mauvais » moyen de sortir du monde. Les vampires d’OLLA sont certes blafards, mais ils ne sont pas inexpressifs ; ils sont sobres et asociaux dans le monde, mais excentriques et capables d’un attachement profond dans leur sphère intime. A l’heure où l’art tend à se réduire à un moyen de divertissement généralisé ou bien à un philistinisme de salon, et où l’intimité tend à disparaître avec le consentement de tous ceux qui « vendent » sans le savoir leurs données personnelles, le passage par le stade esthétique au sens fort du terme est peut-être salutaire, tant qu’on en vit et qu’on en cerne aussi les limites.