Sappho

Buste à l’inscription Sappho d’Eressos, copie romaine d’un original grec du 5è siècle av. J.-C.

Un simple coup d’œil rapide à la liste des auteurs au programme de philosophie de terminale suffit à nous montrer le peu d’importance accordée à l’apport féminin dans cette discipline. La seule auteure est Hannah Arendt, grande politologue dont la vie a été récemment adaptée au cinéma (Hannah Arendt, film de Margarethe von Trotta, 2013). Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas le droit d’enseigner la philosophie des femmes : la « liberté pédagogique » nous permet de faire étudier à nos élèves n’importe quel texte, du moment que son intérêt vis-à-vis d’une problématique du cours est avéré. Cependant, cette liste fixe ce qu’il est possible de donner aux élèves à lire en termes d’œuvres complètes : nous pouvons par exemple leur faire étudier le Banquet de Platon, ou des chapitres de L’Être et le Néant de Sartre. J’ai donné cette année la Correspondance avec Élisabeth de Descartes, qui m’a permis de féminiser un peu les problèmes métaphysiques, politiques et psychologiques posés dans ce livre.

Mais il est impossible de faire acheter aux élèves Le Deuxième sexe, les fragments d’Hypathie (elle aussi mise à l’honneur au cinéma, avec Agora, de Alejandro Amenábar, 2009) ou – pourquoi pas – de Sappho, ou encore la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Je ne parle pas des auteures en activité, puisque la liste au programme n’inclut que des auteurs décédés à ce jour, bien qu’un certain nombre mériterait sa place. Cette situation est d’autant plus étrange que certains des auteurs au programme ne sont même plus édités, et/ou ont une place considérée comme tout à fait mineure dans l’histoire de la philosophie, souvent à tort par ailleurs : Cournot et Vico en sont des exemples. Derrière cette liste d’apparence tout à fait lisse, neutre et impersonnelle, se cache en réalité des aspérités et des reliefs incontestables : un Sextus Empiricus, un Guillaume d’Ockham, un Giambattista Vico n’ont que peu de poids face à un Platon, un Descartes, un Kant, dans notre tradition.

En cela, le concept deleuzien de « philosophie mineure » conserve toute son actualité. Les femmes n’ont-elles rien à dire ? Mes élèves – majoritairement des filles, en T°L au moins – se sont étonnées qu’il existe des philosophes de sexe féminin, exception faite d’Arendt, et plus encore quand il s’agit d’une époque reculée. Elles se sont cependant rappelées le Jardin épicurien, lieu égalitaire, et ce fut l’occasion pour moi d’évoquer Hypathie, Beauvoir, J. Butler. Mais pour ne pas en rester aux effets d’annonce, j’ai décidé de chercher un certain nombre de textes à étudier en classe. L’argument de la compétence, souvent invoqué pour critiquer la parité, ne tient pas ici  comme ailleurs : Hypathie était considérée comme la philosophe et la scientifique la plus importante de son temps, tout comme Olympe de Gouges, Flora Tristan, Louise Michel, Rosa Luxemburg, Angela Davis comptent parmi les meilleures théoriciennes et historiennes de la révolution et du socialisme, sans parler de nos sociologues actuelles. Ce n’est donc pas un hasard si les femmes sont écartées, au minimum de la littérature et de la philosophie, comme il est rappelé ici, et certaines causes sont également identifiées là.

La réponse est toujours la même, l' »invisibilisation » intellectuelle et les pratiques quotidiennes de sexisme visent à décourager, consciemment ou non, les femmes de se faire un nom en philosophie. Pour lutter contre cela, enseignons les femmes, à la fois dans les domaines dont elles sont étrangement exclues, alors même qu’elles sont les plus concernées : je pense à la notion de désir tout particulièrement. Pas une femme dans l’anthologie de David Rabouin (Le Désir, GF-Corpus, 2011), alors même que ce dernier publie sur Deleuze et Foucault sur un site libertaire. La présence de Foucault au programme de philosophie, dernier arrivé, devrait nous mettre sur la voie : il est fréquemment cité par les auteures féministes, faisait lui-même partie d’une minorité invisibilisée. Mais il faut également enseigner les femmes dans les domaines qui ne semblent pas les concerner de façon « naturelle », comme si la femme était vouée à la fonction d’objet (et non de sujet) du désir, vouée à rester étrangère aux sciences et à l’épistémologie. En philosophie des sciences, les grands noms sont légion : Melanie Klein, Simone Weil, Luce Irigaray, Isabelle Stengers… C’est pourquoi je proposerai sur ce blog des textes pouvant être étudiés en classe (ou par n’importe qui d’intéressé), en rapport à des notions et des problèmes précis, tirés des écrits de grandes philosophes que je croise au fil de mes recherches.

Note du 1er février 2021 : la dernière réforme du bac a ajouté les noms d’Iris Murdoch, Simone de Beauvoir, Simone Weil, Elizabeth Anscombe et Jeanne Hersch.