Category: Philosophie islamique


A late 16th century Persian miniature, Safavid period, representing Ibn ‘Arabi on horseback with two students. Courtesy of the Bodleian Library, Oxford. Wikimedia Commons.

§1. Ibn Arabi est édité dans la collection Spiritualités vivantes d’Albin Michel, ainsi que chez Albouraq et Entrelacs, des maisons d’édition spiritualistes. Il est considéré comme l’un des plus grands maîtres soufis de l’histoire, privilégiant la révélation scripturaire et les hadîths à Aristote, privilégiant aussi le cœur et l’imagination (« l’imaginal » selon Corbin) à la spéculation intellectuelle. Ibn Arabi semble hors de la tradition philosophique telle qu’elle est reconnue chez nous habituellement, contrairement, à Rhazès ou Averroès qui sont considérés comme des philosophes, certainement parce que le premier développe une éthique a-scripturaire, et que le second appartient au cénacle des falasifa, les commentateurs de Platon et d’Aristote qui s’appuient sur l’intellect pour penser les assertions religieuses.

§2. Alain Badiou, métaphysien français né en 1937, construit la notion d’antiphilosophie autour des idées suivantes : c’est une attitude qui consiste à placer la vérité au-dessus ou hors du discours conceptuel, par exemple dans la subjectivité (Rousseau), la foi (Pascal, Kierkegaard), la vie (Nietzsche) ou ce qui ne peut se dire (Wittgenstein, Lacan). L’antiphilosophe oppose le drame de son existence, son vécu, sa psychologie personnelle qu’il analyse brillamment aux constructions systématiques, aux monstruosités philosophiques exsangues et sans affects. L’antiphilosophe est un polémiste : Rousseau et ses violentes diatribes contre la société et les philosophes de son époque, Pascal contre le système cartésien, Kierkegaard contre le système hégélien, Nietzsche contre toute la métaphysique occidentale, Wittgenstein qui prétend clore à jamais les problèmes de la philosophie en distinguant ce qui peut se dire de ce qui ne peut pas se dire dans le Tractatus.

Illustration of Al Ghazali on the cover of The Confessions of Al-Ghazali. 1909, London, John Murray, Albemarle Street, Claud Field.

§3. Ibn Arabi vient après un débat violent qui s’est joué à travers les siècles et les lieux, le débat qui oppose l’Incohérence des philosophes (Al-Ghazâlî) à l’Incohérence de l’incohérence d’Averroès, que nous pourrions reformuler ici Incohérence des antiphilosophes. Al-Ghazâlî (1058-1111) reproche de façon très subtile et complexe aux falasifa de prétendre connaître l’ordre rationnel de Dieu et d’imposer à celui-ci des règles logiques. Averroès (1126-1198) réplique en défendant la philosophie aristotélicienne, capable par l’étude de la nature et la maîtrise du syllogisme de comprendre ce qu’il est demandé aux fidèles de croire et de réciter. Mais le philosophe andalou se désolidarise du néoplatonisme d’Avicenne (980-1037), qui prétendait pouvoir connaître directement l’essence de Dieu, là où Averroès soutient que c’est indirectement, par ses œuvres, que nous pouvons connaître Dieu. Pour parler en termes thomistes, l’essence de Dieu n’est connaissable qu’à partir de ses effets.

§4. Historiquement, Averroès essuie une lourde défaite puisqu’il est condamné à l’exil à la fin de sa vie, assigné à résidence et que ses œuvres seront brûlées après sa mort, tel un Spinoza arabe. Toute l’énergie qu’il a déployé pour sauver la philosophie des attaques des traditionalistes, ceux qui refusent l’héritage païen, et des penseurs antiphilosophes comme Al-Ghazâlî, est rétrospectivement un effort brillant et désespéré. Comme le soutient l’historien Mohammed Arkoun, après Averroès, la philosophie tombe dans l’oubli en Occident musulman tandis que la philosophie orientale prospère, sous la forme d’une mystique qui ne place plus l’intellect au premier plan. C’est la grande époque de Rûzbehân, Attar, Rûmi, puis Molla Sadra Shirazi et leurs successeurs.

§5. Ibn Arabi est un voyageur. Il naît en Andalousie musulmane, à Murcie en 1165, et il voyagera vers l’Orient pour mourir à Damas, en Syrie. Son trajet spirituel et intellectuel le conduit d’Averroès et les falasifa vers la mystique soufie, c’est-à-dire de l’Islam occidental où disparaît la philosophie à l’Islam oriental où elle existe par excellence sous sa forme mystique aux XII-XIIIe siècle. Ibn Arabi prétend avoir rencontré Averroès lorsqu’il était adolescent, et l’avoir revu lors d’une vision après la mort d’Averroès. Il prétend également, ce qui agace le biographe d’Averroès Dominique Urvoy, avoir convaincu Averroès que la voie mystique était préférable à la voie rationnelle. Cette assertion est quelque peu fantaisiste puisqu’Averroès ne semble pas avoir été plus loin qu’une illumination intellectuelle dans ses écrits, rejetant comme nous l’avons dit le néoplatonisme et toute illumination supra-intellectuelle. C’est toute la différence entre l’Absolu aristotélicien, qui est la « pensée qui se pense elle-même » (noeseos noesis), calme contemplation rationnelle quoique déjà fusionnelle avec un Premier moteur qui nous transcende, et l’Absolu plotinien, qui est l’Un incommensurable et qui surpasse tout ce que l’intellect peut conceptualiser et exprimer discursivement. Louis Valcke, dans sa biographie de Pic de la Mirandole, explique parfaitement la différence entre les deux « mystiques » aristotélicienne et néoplatonicienne, mais aussi leur source commune.

Estatua de Averroes en Córdoba. Wikimedia Commons.

§6. Il me semble qu’Ibn Arabi ressemble aux antiphilosophes, puisqu’il reprend à première vue la critique antirationaliste d’Al-Ghazâlî. Cette critique est figurée par la façon dont il croit avoir « converti », soit jeune adolescent, soit en songe post-mortem, et ramené dans le droit chemin, Averroès. Tout se passe comme si Ibn Arabi, par une sorte de bienveillance condescendante qui aurait le même fond que l’attaque virulente d’Al-Ghazâlî, reprochait à Averroès d’accorder trop à la pensée conceptuelle, à la logique formelle, aux capacités intellectuelles, au détriment de la foi, du cœur, des Écritures. « Averroès inutile et incertain » pourrait-on lire imaginairement dans son mémo.

§7. Quand nous lisons certaines des œuvres traduites en français d’Ibn Arabi, le sentiment qu’il est un antiphilosophe pourrait se renforcer. Effectivement, dans son Traité de l’amour, aussi beau que complexe, Ibn Arabi fait davantage appel à l’imagination, à l’affect, et à une vision directe de Dieu qu’à la construction rationnelle. Il évoque fréquemment ses rencontres, emploie largement les contes et légendes ainsi que les poèmes pour présenter son message. De même, dans son Dévoilement des effets du voyage, sommet d’exégèse coranique, Ibn Arabi reproche explicitement aux philosophes de se fourvoyer, d’être dans l’illusion de croire que la raison spéculative suffit à elle seule pour atteindre Dieu. La vérité est ailleurs, elle n’est pas dans le discours conceptuel, et Ibn Arabi serait l’équivalent en Islam d’un Pascal ou d’un Kierkegaard.

§8. Pourtant, s’il serait faux de faire de tous ces antiphilosophes des rationalistes, de les ramener vers la stricte philosophie conceptuelle et systématique, il me semble qu’ils ne sont pas pour autant de simples négateurs de la raison, commodément rangés dans un fourre-tout qui arrange aussi bien les défenseurs de la raison jamais las de se trouver des ennemis, que les irrationalistes jamais fatigués de trouver des raisons d’humilier l’intellect. C’est le faux débat Lumières-Obscurantistes. Badiou ne tombe d’ailleurs pas dans ce piège, puisqu’il reconnaît l’intérêt pour la philosophie de subir les coups de boutoir des antiphilosophes épris d’Absolu qui réveillent et poussent à penser.

§9. Ibn Arabi n’est pas plus un rationaliste aristotélicien qu’un disciple strict d’Al-Ghazâlî. Mon interprétation est qu’Ibn Arabi n’est pas contre Averroès (qu’il évoque à un moment de l’histoire où celui-ci est oublié, c’est-à-dire assez rapidement après sa mort), mais qu’il veut aller plus loin que lui philosophiquement. Si Ibn Arabi est un soufi et non un faylasuf, c’est parce que la spéculation rationnelle n’est pour lui qu’une étape seulement de l’ascension vers la « Nuée » divine. À mon avis, il ne dirait pas comme Al-Ghazâlî que les philosophes sont « incohérents », mais qu’ils sont « insuffisants », ce qui est tout différent. Deux raisons principales me semblent confirmer l’hypothèse qu’Ibn Arabi n’est pas un antirationaliste ou un antiphilosophe en un sens péjoratif. D’abord, son héritage philosophique. En effet, tout comme Al-Ghazâlî selon Kurt Flasch, Ibn Arabi possède un bagage philosophique de grande ampleur. Il maîtrise parfaitement le langage d’Aristote et des néoplatoniciens. Mais à la différence d’Al-Ghazâlî qui parle le langage philosophique pour le court-circuiter, Ibn Arabi s’en sert pour étayer sa métaphysique et conceptualiser sa vision de l’expérience spirituelle. Un exemple parmi d’autres, qui m’a frappé : Ibn Arabi définit l’amour que nous vouons à Dieu comme « virtuel » (c’est la dunamis d’Aristote, la potentia des Latins, la puissance ou virtualité). Cela ne veut cependant pas dire que l’amour ne s’actualise jamais, mais au contraire qu’il s’actualise toujours, de façon temporellement indéfinie, sans jamais pouvoir s’arrêter. L’amour n’a pas de terme, ne peut être dit « accompli » pour la raison que nous ne cessons jamais véritablement d’aimer. Le seul terme qui peut exister dans l’amour, c’est la mort de l’aimé.e, ce qui ne se produit pas avec Dieu. Et même dans le cas de l’amour mortel, ce terme n’est pas un « accomplissement » au sens où nous dirions, « ça y est, c’est fait ». En bref, Ibn Arabi donne une interprétation néoplatonicienne de l’amour, c’est-à-dire philosophique et en même temps qui tend vers le supra-rationnel. Nous pourrions subvertir ici le « non- » de Bachelard, tiré de Hegel, et parler de « non-philosophie » au sens que Bachelard donne au « non- » : une négation qui généralise et dépasse, et non pas une négation qui fait disparaître complètement. Non pas la destruction de tout discours, mais l’auto-dépassement du discours sur/vers l’Absolu qui aboutit à une sorte de vision directe a-rationnelle, mais qui a été préparée par la raison. C’est tout de même une vision moins sèche et moins aride de la raison, que d’en faire une faculté qui peut être vivifiée par la foi et le cœur, plutôt que de la réduire à une technique calculatoire qui n’a qu’un rapport extérieur aux choses : « l’entendement » que critique Hegel, versus la « raison spéculative ».

Muhi Ud deen Ibn Arabi, Sheikh Akbar.

§10. La deuxième raison qui me fait penser qu’Ibn Arabi n’est pas un stricte antiphilosophe, mais plutôt un philosophe qui tend au dépassement vers la non-philosophie, la mystique ou encore la théologie négative, est le texte du Dévoilement des effets du voyage où il reproche au peuple de Moïse d’avoir adoré le Veau d’or, par défaut d’utilisation de la raison spéculative. En effet, Ibn Arabi explique que les adorateurs du Veau d’or ont eu la vision d’un taureau et ont cru qu’il s’agissait d’une manifestation divine. Il leur a paru tout à fait pieux d’adorer ce qui était pour eux la divinité incarnée. N’oublions pas qu’Ibn Arabi est le grand théologien de la « théophanie », la manifestation de Dieu, qui peut se faire à travers les formes imaginales. Quelque part, il est indispensable pour lui d’échapper aux terribles accusations d’anthropomorphisme, de panthéisme et d’idolâtrie en montrant ce qu’est une conception correcte de la théophanie, qui ne nie pas la transcendance et la différence absolue de Dieu à qui rien n’est semblable. Ici, il affirme que c’est l’intellect qui aurait pu mettre en garde les adorateurs du Veau d’or et leur montrer que ce n’était pas Dieu, ni même une manifestation/absence – au sens de ce qui se montre sans renier sa transcendance – du divin. Nous pouvons suggérer une hypothèse interprétative : l’intellect n’est-il pas la faculté qui, par une démarche apophatique, par négations, rétablit la transcendance et l’incommensurabilité de Dieu, comme de l’Un chez Plotin ? L’intellect ne purifie-t-il pas notre conception de l’Absolu en en retirant tout ce qui est illusoire, sensible, imagé, pour n’en laisser que le principiel, l’unité, la simplicité, et ne finit-il pas même par nier ce principiel, cette unité, cette simplicité pour finir ce parcours dans le silence ? En effet, nous retombons ici sur le coup de génie de Platon, qui dans le Parménide explique parfaitement qu’affirmer que l’un est, c’est dire qu’il est double, un et être. Il vaudrait mieux dire que l’un n’est pas ; non pas au sens où il serait pur néant, Rien, mais au sens où il « est » tellement transcendant et incommensurable qu’on ne peut même pas dire qu’il est. Le mystique chrétien Maître Eckhart explique qu’en affirmant que Dieu est néant ou n’est pas, il n’a pas nié l’être en lui, mais il a « exhaussé » l’être en lui. Epekeina tès ousias, au-delà de l’essence : Ibn Arabi est philosophiquement néoplatonicien, et mérite son surnom d’ibn Aflatun, fils de Platon, ce qui, on en conviendra, n’est pas la marque d’un esprit antiphilosophique.

§11. Ceci ne suffit pas à montrer l’originalité d’Ibn Arabi en tant que philosophe néoplatonicien, ni à montrer précisément comment son néoplatonisme s’articule avec son exégèse du Coran et sa lecture toute particulière et originale des hadîths. Ce sera une autre affaire.

Pour aller plus loin : mon article sur Saadi sur ce blog.

Bibliographie utilisée :

Al-Ghazâlî, L’Incohérence des philosophes.

Mohammed Arkoun, La Pensée arabe, Paris, PUF, 2014, p. 77.

Averroès, L’Islam et la raison, Paris, GF Flammarion, 2000.

Averroès, L’Intelligence et la pensée, Paris, GF Flammarion, 1998.

Alain Badiou, « L’antiphilosophe », in Le Magazine Littéraire, n°463, avril 2007. Repris dans Métaphysique du bonheur réel, Paris, PUF, 2015.

Alain Badiou, L’Antiphilosophie de Wittgenstein, Caen, NOUS, 2009.

Kurt Flasch, Introduction à la philosophie médiévale, Paris, Champs-Flammarion, 1998, ch. VIII.

Ibn Arabi, Le Dévoilement des effets du voyage, Paris, L’Éclat, 2015, p. 65.

Ibn Arabi, Traité de l’amour, Paris, Albin Michel, 1986.

Maître Eckhart, Traités et sermons, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 276.

Plotin, Traité VI, 9 [9].

Razi, La Médecine spirituelle, Paris, GF Flammarion, 2003.

Dominique Urvoy, Averroès. Les ambitions d’un intellectuel musulman, Paris, Champs-Flammarion, 1998, p. 167.

Louis Valcke, Pic de la Mirandole : un itinéraire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 58-59.

« Saâdi excelle à parler de la piété, de l’amour et de la vérité… Mais une corde, et non la moindre, manque à sa lyre ! Il chante bien imparfaitement les guerriers et leurs prouesses. Je l’engage à laisser à d’autres poètes le soin d’exalter la lance, la hache et la lourde massue… »

« L’ignorant grossier ! qui ne s’est pas rendu compte que je n’ai aucune inclination pour la poésie épique ! Je dédaigne de disputer la première place aux chantres de la guerre… Il me serait aisé, pourtant, de brandir le sabre et de confondre mes rivaux ! »

(Le Jardin des Fruits, 27e histoire, trad. Franz Toussaint).

Je lisais ce passage de Saâdi ce matin. J’y vois en résumé un conflit entre deux conceptions radicalement opposées de l’esprit humain, de la culture, de l’art et de la religion. Ce conflit ne peut manquer d’entrer en résonance avec l’actualité, non pas celle des derniers jours, mais celle des trente dernières années. Appelons ces deux conceptions de la culture, la conception « épique » et la conception « savoureuse », pour employer deux termes de Saâdi. Il écrit en effet en parlant de son ouvrage, « Je ne leur offrirai pas du sucre, mais des récits de cette savoureuse douceur que les savants trouvent aux livres ».

saadi bustan

Le Jardin des Fruits, ou Bustan, du poète persan Saâdi.

Saâdi est un poète persan (1203-1291) ayant vécu lors de la période de l’âge d’or de Bagdad (XIIIè siècle). Une légende, rappelée par Franz Toussaint le traducteur du Jardin des Fruits (ou Bustan en persan), lui attribue trente ans d’études, trente ans de voyage et trente ans de méditation et d’écriture. Saâdi affirme donc qu’il a renoncé à produire des vers épiques chantant les exploits de guerre, alors même qu’il avait la capacité de le faire. Imaginez un Homère renonçant à écrire l’Iliade ou un Chrétien de Troyes refusant de narrer les aventures de Perceval. La phrase ne manque pas d’orgueil. Et pourtant, cela signifie que Saâdi, comme bien d’autres poètes, cherche à exprimer son talent dans la poésie amoureuse, pieuse et véridique, plutôt que dans la poésie guerrière. Il cherche à s’immortaliser par les petites choses plutôt que par les grandes : saynètes et historiettes, contes pleins de sagesse et d’humilité, poèmes édifiants parfois drôles, parfois graves. Le pari est audacieux, et il est réussi : Saâdi compte parmi les plus grands poètes persans de tous les temps.

Mais il faut aller plus loin. Le style épique est fortement ancré dans l’inconscient collectif, il nourrit ce dernier et ce dernier le lui rend bien. Nous ne comptons plus les histoires de héros, super-héros, guerriers mythiques et légendaires, espions, soldats, policiers, boxeurs, sportifs, etc., qui remplissent nos livres, nos écrans de cinéma, nos séries. Nous aimons le grandiose, les batailles dantesques, les scènes de combat violentes et stimulantes, le triomphe du Bien sur le Mal, quitte à donner notre caution à des interprétations complètement racistes ou misogynes de l’histoire. Un exemple parmi des milliers d’autres : il suffit de regarder le premier Iron Man, réalisé par Jon Favreau en 2008. Les Arabes sont ou bien des terroristes, ou bien des pauvres victimes attendant l’intervention providentielle des Américains pour que leurs conflits se résolvent. Homère était plus subtil, lui qui honorait tant les Troyens que les Achéens, comme le rappelle avec pertinence Hannah Arendt. Sans doute l’influence de la religion, chrétienne au premier chef, a-t-elle « binarisé » les conflits épiques : il y a le Bien contre le Mal. Les Elfes, Humains et Hobbits contre les Orcs ; les Américains contre les Arabes (ou les Japonais, ou les Chinois, ou les Amérindiens, ou les Russes, ou les Communistes, bref les Autres), les Français contre les Anglais (Jeanne d’Arc…), les Samouraïs (ou les Cowboys) contre les Bandits, liste non exhaustive.

Le geste de Saâdi consistant à se détourner dédaigneusement de ce genre de conception du monde apparaît maintenant beaucoup plus significatif. Que propose-t-il à la place ? L’univers de Saâdi est composé, en vrac, de gemmes, de fleurs et de fruits, de parfums et de sucre, de femmes et d’hommes amoureux, pieux ou généreux, mais aussi d’hommes injustes, de tyrans et d’égoïstes, de mendiants et de riches, d’esclaves et de sultans. C’est un monde fait de métaphores et de comparaisons colorées et corporelles, qui contrastent fortement avec l’image que l’on peut se faire d’un islam abstrait, destructeur, ennemi de la beauté et de l’amour. Voici des vers de Saâdi pour se faire une idée.

« [Dieu] a incrusté des émeraudes et des rubis dans les profondeurs des rochers. Il a posé les rubis des fleurs dans l’émeraude des verdures. Dans l’immense Océan, Il laisse tomber la goutte d’eau de la pluie, et, dans le sein de la femme, la goutte de la semence qui crée : une perle lumineuse naît de la première, une créature svelte et noble naît de la seconde. »

(Le Jardin des Fruits, Préface, trad. Franz Toussaint).

Sadi_in_a_Rose_garden

Saâdi dans le Jardin des roses. 1645 (sur Wikimedia Commons).

J’ajouterais volontiers que l’islam de Saâdi, et plus généralement du soufisme, c’est-à-dire d’Ibn Arabi, de Rûmî, d’Attar parmi tant d’autres, est essentiellement platonicien. Pas seulement platonicien au sens historique et scolastique du terme : l’Islam iranien, comme l’a bien montré Henry Corbin, est baigné de l’œuvre de Platon et des néoplatoniciens, mais aussi en un sens profondément philosophique et spirituel. Je veux dire par là que si Saâdi utilise fréquemment des métaphores minéralogiques, végétales, alimentaires ou amoureuses, c’est pour nous amener vers les choses invisibles et éternelles, comme dans le Banquet de Platon. L’objectif n’est pas d’en rester à la beauté sensible, à ce que la langue goûte ou à ce que les yeux regardent, mais de nous élever vers ce que l’esprit savoure. D’où cette belle expression de « connaissance savoureuse », que l’on retrouve fréquemment dans le Traité de l’amour d’Ibn Arabi par exemple.

De nos jours, en réponse à la montée du terrorisme qui se réclame de l’islam, il y a un travail salutaire qui est fait par un certain nombre de musulmans (et de non-musulmans), c’est de proposer comme alternative à cet islam guerrier, qui a oublié ses racines culturelles, un « islam des Lumières » (expression de Malek Chebel). L’islam des Lumières trouve sa source dans les travaux des scientifiques, mathématiciens et médecins, et des falasifa (les philosophes) du Moyen Âge. Les Persans Al-Fârâbî et Avicenne, les Andalous Ibn Bajja et Averroès, sont les grands noms du rationalisme philosophique dans lequel il faut chercher un antidote au fanatisme religieux. Ils ont soutenu la nécessité de comprendre la nature, de faire de la physique, d’exercer son intelligence, de développer la logique, et de conceptualiser rationnellement les dogmes et les grandes idées du Coran.

Mais l’islam des Lumières ne se réduit pas à l’« examen rationnel des étants » (expression d’Averroès), il a aussi son versant poétique et amoureux, que l’islamologue et psychanalyste Malek Chebel a d’ailleurs brillamment étudié*. Comme l’avait compris Rousseau, l’éducation de la sensibilité est aussi importante que l’éducation du raisonnement. C’est pourquoi Saâdi a parfaitement raison d’opposer au style épique, à la rhétorique guerrière qui est celle de Daesh aujourd’hui, mais aussi de l’Occident, une poésie « savoureuse et sucrée », dont le point d’apogée moral et religieux est l’exhortation à la générosité et à l’aumône. Ceci est parfaitement illustré par une histoire de Saâdi, qui raconte une vision d’Enfer et de Jugement dernier : pendant que tout le monde brûle sous un soleil écrasant, seul un vieillard a le droit d’être à l’ombre. Ce privilège lui a été accordé par Dieu parce qu’il est le seul à avoir permis, de son vivant, à un homme de s’abriter du soleil sous l’ombre de la treille dans son jardin. Bien plus que la guerre, c’est l’aumône qui est salvatrice.

* Malek Chebel, dont les travaux sont si précieux pour changer notre vision de l’islam, nous a quittés le 12 novembre 2016. Nous continuerons d’étudier son œuvre pendant qu’il repose en paix. (Note du 22 novembre 2016).