Note : ce texte est issu d’un brouillon écrit en 2012, que j’ai retrouvé dans mes archives. Il a été très peu modifié.

Friedrich Schelling est un philosophe au parcours intellectuel très intéressant. D’abord disciple de Fichte et partisan du Moi absolu en philosophie, il s’en démarque assez vite à partir d’analyses sur la tragédie grecque et le système spinoziste, en même temps que son collègue et poète Hölderlin. Schelling est ainsi le premier à réaliser le Système de la philosophie, annoncé par Kant (dans la Critique de la faculté de juger), qui réconcilierait la nature et l’existence humaine (la liberté). Son ascension est aussi rapide que son déclin. Hegel se presse d’achever la Phénoménologie de l’esprit (1807), et éclipse ainsi Schelling dont il s’était fait auparavant le disciple. Schelling est relégué dans l’obscurité, et pendant cette période de crise il écrit les Recherches sur la liberté humaine (1809) et les Âges du monde (1811-1815), deux livres très importants mais inachevés qui inspireront Heidegger dans sa quête du Dasein, et de nos jours le philosophe communiste Slavoj Zizek, dans sa quête d’un « matérialisme théologique » (cf. La Parallaxe).

Christian Friedrich Tieck, portrait de Schelling, vers 1800.

Christian Friedrich Tieck, portrait de Schelling, vers 1800.

Après la mort de Hegel et le discrédit de son système, Schelling est « embauché » pour le remplacer et diffuser sa propre philosophie. Ce sera la dernière période marquante de la vie intellectuelle de Schelling. Il va notamment donner une série de cours sur la Mythologie et la Révélation. Le but de Schelling est alors de substituer à la « philosophie négative » – hégélienne mais pas seulement – une philosophie « positive », fondée sur les symboles de la mythologie et de la révélation, qui sont autant d’étapes du cheminement de l’Esprit absolu, et sur la déchirure de la liberté humaine, sur l’existence concrète. Ces cours auront plusieurs auditeurs importants, parmi lesquels les futurs grands philosophes Kierkegaard et Bakounine.

J’aime beaucoup Schelling, et de même j’aime beaucoup Kierkegaard. Je me suis alors posé la question : qu’est-ce qui a intéressé le jeune Kierkegaard dans la dernière philosophie de Schelling ? On sait que Kierkegaard en est revenu déçu. Néanmoins, la convergence des thèmes qui intéressent les deux auteurs est flagrante : la mythologie, la tragédie, le christianisme, l’existence concrète. Leurs problèmes sont les mêmes, c’est la solution proposée par Schelling qui n’a pas satisfait Kierkegaard.

Ensuite, je me suis posé la même question pour Bakounine. Sauf que pour lui, la réponse est moins évidente. Qu’est-ce qui pouvait bien intéresser le révolutionnaire Bakounine dans cette philosophie ? Dans un cours que j’ai eu à l’Université, un exposé de la conception ambivalente de l’État développée par Schelling m’a fourni une piste. En effet, pour Schelling l’État est : 1) quelque chose de contingent, qui n’a aucune légitimité sociale et historique, pour la raison simple qu’un État parfait et divin ne peut pas exister, 2) quelque chose de nécessaire, en tant que l’État est le châtiment qui répond au péché originel. Bakounine a pu donc s’intéresser au premier aspect de la chose.

J’ai fait quelques recherches textuelles, et j’ai trouvé notamment des références dans La réaction en Allemagne (1842).

Voilà ce qui est dit dans l’introduction de Jean Barrué :

C’est à Berlin, de juillet 1840 à l’été 1842, que va se manifester chez Bakounine cette « vocation de la révolte » (Hepner), à laquelle il restera fidèle toute sa vie. Les causes de cette évolution ? Certainement des méditations personnelles, de nombreuses lectures, le contact avec la vie intellectuelle de Berlin, mais aussi les influences de Werder et de Schelling et surtout de l’hégélien de gauche Arnold Ruge.

Les cours du vieux Schelling, pour lequel Bakounine conservait un respect attendri, étaient une critique de l’hégélianisme dont les abstractions écartaient du concret.

Bakounine, hégélien de gauche ou schellingien ? Pas d’indication précise. Ensuite :

Et pour finir, voici les jugements de deux marxistes considérables sur l’essai de Bakounine. D’abord Riazanov (tome II de l’édition des œuvres complètes de Marx-Engels — Institut Marx-Engels — Moscou) : il considère que Bakounine a été fortement influencé par deux brochures d’Engels, dirigées contre la philosophie de Schelling, parues anonymement peu avant l’article de Bakounine : « Bakounine a fait son tournant décisif sous l’influence de la campagne contre Schelling… Seule la méconnaissance de ces rapports historiques a permis de surestimer le degré d’originalité et le caractère révolutionnaire de l’article de Bakounine… L’article de Bakounine était un écho de pensées qui lui étaient étrangères. » Bakounine sous-produit d’Engels ! Ce n’est pas sérieux…

Ici on voit implicitement que Bakounine, selon Riazanov, aurait joué l’hégélianisme de gauche [sous l’influence de Engels] contre la philosophie schellingienne. Mais selon l’auteur de l’introduction à La réaction, ce jugement est faux : ce qui voudrait dire, par la contradictoire, et selon la citation juste au-dessus sur les cours de Schelling, que Bakounine a en réalité joué Schelling contre Hegel.

Voyons si les citations explicites de Bakounine confirment cela :

felix_nadar_1820-1910_portraits_makhail_bakounine

Félix Nadar, portrait de Bakounine.

« Mais, me dira-t-on, ne retombez-vous pas, avec votre séparation absolue des extrêmes, dans ce point de vue abstrait depuis longtemps dépassé par Schelling et Hegel ? Et ce même Hegel que vous avez en si haute estime, n’a-t-il pas fort justement remarqué que dans la lumière pure on voit aussi peu que dans l’obscurité pure, et que seule l’union concrète des deux rend la vue généralement possible ? Et le grand mérite de Hegel n’est-il pas d’avoir démontré que tout être vivant ne vit que s’il possède sa négation non pas en dehors de lui, mais en lui comme une condition vitale immanente, et que s’il était seulement positif et avait sa négation en dehors de lui, il serait privé de mouvement et de vie ? » Je le sais fort bien, messieurs ! Je vous accorde que, par exemple, un organisme vivant ne vit que s’il porte en lui le germe de sa mort. Mais si vous voulez citer Hegel, il faut le faire intégralement. Vous verrez alors que le négatif n’est la condition vitale de cet organisme déterminé que durant le temps où il apparaît dans cet organisme déterminé en tant que facteur maintenu dans sa totalité. Vous verrez qu’il arrive un instant où l’action graduelle du négatif est brusquement brisée, celui-ci se transformant en principe indépendant, que cet instant signifie la mort de cet organisme et que la philosophie de Hegel caractérise ce moment comme le passage de la nature à un monde qualitativement nouveau, au monde libre de l’esprit.

Ici, on a du hégélianisme orthodoxe, qui pourrait – si on s’en tient aux grandes lignes – être aussi la position de Schelling, et là manifestement Bakounine ne les oppose pas. Mais un spécialiste de Schelling vous dirait qu’il s’agit là de hégélianisme strict, et que Schelling s’oppose à cette conception. La sienne est plus directement naturaliste, spinoziste.

La paix, dites-vous : si l’on peut appeler cela une paix ! Je soutiens au contraire que jamais encore les contradictions n’ont été aussi aiguës qu’à présent ; j’affirme que l’éternelle contradiction qui dure depuis toujours, mais qui, au cours de l’histoire, n’a fait que croître et se développer, cette contradiction entre la liberté et la non-liberté a pris son essor dans notre temps si analogue aux périodes de décomposition du monde païen et a atteint son apogée ! N’avez-vous pas lu sur le fronton de ce temple de la Liberté élevé par la Révolution ces mots mystérieux et terribles : Liberté, Égalité, Fraternité ? Ne savez-vous pas et ne sentez-vous pas que ces mots signifient la destruction totale du présent ordre politique et social ? N’avez-vous jamais entendu parler des tempêtes de la Révolution ? Ne savez-vous pas que Napoléon, ce prétendu vainqueur des principes démocratiques, a, en digne fils de la Révolution, répandu par toute l’Europe, de sa main victorieuse, ces principes égalitaires ? Peut-être ignorez-vous tout de Kant, Fichte, Schelling et Hegel, et ne savez-vous vraiment rien d’une philosophie qui, dans le monde intellectuel, a établi ce principe de l’autonomie de l’esprit, identique au principe égalitaire de la Révolution ? Ne comprenez-vous pas que ce principe est en contradiction absolue avec toutes les religions positives actuelles, avec toutes les Églises existantes ?

La forme rhétorique, que je n’ai pas analysée en détail, laisse irrésolue la question de savoir si Bakounine est ironique ou pas. Il me faudra lire plus précisément le texte (note du 13 février 2017 : le texte ne me semble plus ironique aujourd’hui). Néanmoins, on peut tout de suite relever que là aussi, Bakounine parle d’un hégélianisme plutôt classique, et ne fait pas de distinction entre les quatre représentants de l’idéalisme allemand. Pour faire vite, si on regarde plus en détail, Hegel fut un partisan de 1789 dans sa jeunesse mais il critique de manière très virulente 1793 dans la Phénoménologie de l’Esprit. Fichte en revanche est partisan orthodoxe de 1789. Kant salue cette Révolution mais s’en méfie aussi et la déclare « illégale ». Son attitude est ambivalente. Quant à Schelling, ses écrits sont moins fortement politisés et il est plus difficile de récupérer sa pensée politiquement et socialement, raison pour laquelle je me demandais ce que Bakounine avait bien pu trouver d’intéressant dans sa Spätphilosophie (dernière philosophie). Zizek néanmoins fait de Schelling un auteur subversif (dans Le reste qui n’éclôt jamais).

Julius L. Sebbers, portrait de Hegel, vers 1828.

Julius L. Sebbers, portrait de Hegel, vers 1828.

« Oui, me répondrez-vous, mais ces contradictions sont tout juste de l’histoire ancienne ; en France même la révolution a été vaincue par le sage gouvernement de Louis-Philippe, et c’est Schelling lui-même qui a triomphé tout récemment de la philosophie moderne, alors qu’il était un de ses plus grands fondateurs. Partout maintenant et dans toutes les sphères de la vie, la contradiction est résolue ! » Et vous croyez vraiment à cette résolution, à cette victoire sur l’esprit révolutionnaire ? Êtes-vous donc aveugles et sourds ? N’avez-vous ni yeux, ni oreilles pour percevoir ce qui progresse autour de vous ? Non, messieurs, l’esprit révolutionnaire n’est pas vaincu ; sa première apparition a ébranlé le monde entier jusque dans ses fondements, mais ensuite il s’est seulement replié sur soi, il s’est seulement renfermé en soi pour bientôt, de nouveau, s’annoncer comme le principe affirmatif et créateur, et il creuse maintenant sous la terre comme une taupe, selon l’expression de Hegel. Qu’il ne travaille pas inutilement, c’est ce que montrent toutes ces ruines qui jonchent le sol dans l’édifice religieux, politique et social. Et vous parlez de résolution de la contradiction et de réconciliation ! Regardez autour de vous et dites-moi ce qui est resté vivant du vieux monde catholique et protestant ? Vous parliez de victoire sur le principe négatif ! N’avez-vous rien lu de Strauss, de Feuerbach et de Bruno Bauer et ne savez-vous pas que leurs œuvres sont dans toutes les mains ? Ne voyez-vous pas que toute la littérature allemande, tous les livres, journaux et brochures sont pénétrés de cet esprit négatif et que même les œuvres des positivistes, inconsciemment et involontairement, en sont imprégnées ? Et c’est cela que vous appelez paix et réconciliation !

Là les données changent légèrement. Schelling, corollaire philosophique de la politique réactionnaire de Louis-Philippe ? Hegel, véritable progressiste ? Bakounine semble esquisser ici l’idée que Schelling est devenu réactionnaire à la fin de sa vie, par opposition à sa première philosophie qui était enthousiaste et socialement progressiste. Hegel, lui, serait resté fidèle à ses idées. Cette interprétation rejoindrait aussi l’idée que le paragraphe que j’ai cité juste au-dessus était ironique.

Pourtant, on ne peut conclure sur cela, l’ambivalence de Bakounine par rapport à Schelling n’est pas levée, car Bakounine le cite une dernière fois dans ce texte, mais de manière positive, et même sentencieuse :

« Sans un grand enthousiasme général, dit Schelling, il n’y a que des sectes, mais pas d’opinion publique. »

Rappelons quelques dates : ce texte de Bakounine (1814-1876), La réaction en Allemagne, date de 1842. D’après une autre source internet, Bakounine aurait rencontré Schelling (1775-1854) vers 1840 :

En 1840, il part pour l’Allemagne grâce à de l’argent que lui donne Herzen. Il s’inscrit à l’université de Berlin. Il rend visite à Schelling et entre bientôt en contact avec le cercle des jeunes hégéliens. C’est par l’aile gauche de l’hégélianisme, par la philosophie allemande, que Bakounine, tout comme Marx à la même époque, devient un révolutionnaire [Wikipédia : article Mikhaïl Bakounine, source « François-Xavier Coquin 2011 » semble-t-il].

Les Leçons sur la mythologie datent de 1842, et Schelling les poursuit jusqu’à la fin de sa vie, complétées par les leçons sur la révélation.

Voilà, ces recherches sont très partielles, ses résultats provisoires et sujets à caution. Il faudrait s’intéresser de plus près à ce que dit Bakounine sur Schelling, et aussi à l’évolution de la pensée bakouninienne après 1842.