« Saâdi excelle à parler de la piété, de l’amour et de la vérité… Mais une corde, et non la moindre, manque à sa lyre ! Il chante bien imparfaitement les guerriers et leurs prouesses. Je l’engage à laisser à d’autres poètes le soin d’exalter la lance, la hache et la lourde massue… »

« L’ignorant grossier ! qui ne s’est pas rendu compte que je n’ai aucune inclination pour la poésie épique ! Je dédaigne de disputer la première place aux chantres de la guerre… Il me serait aisé, pourtant, de brandir le sabre et de confondre mes rivaux ! »

(Le Jardin des Fruits, 27e histoire, trad. Franz Toussaint).

Je lisais ce passage de Saâdi ce matin. J’y vois en résumé un conflit entre deux conceptions radicalement opposées de l’esprit humain, de la culture, de l’art et de la religion. Ce conflit ne peut manquer d’entrer en résonance avec l’actualité, non pas celle des derniers jours, mais celle des trente dernières années. Appelons ces deux conceptions de la culture, la conception « épique » et la conception « savoureuse », pour employer deux termes de Saâdi. Il écrit en effet en parlant de son ouvrage, « Je ne leur offrirai pas du sucre, mais des récits de cette savoureuse douceur que les savants trouvent aux livres ».

saadi bustan

Le Jardin des Fruits, ou Bustan, du poète persan Saâdi.

Saâdi est un poète persan (1203-1291) ayant vécu lors de la période de l’âge d’or de Bagdad (XIIIè siècle). Une légende, rappelée par Franz Toussaint le traducteur du Jardin des Fruits (ou Bustan en persan), lui attribue trente ans d’études, trente ans de voyage et trente ans de méditation et d’écriture. Saâdi affirme donc qu’il a renoncé à produire des vers épiques chantant les exploits de guerre, alors même qu’il avait la capacité de le faire. Imaginez un Homère renonçant à écrire l’Iliade ou un Chrétien de Troyes refusant de narrer les aventures de Perceval. La phrase ne manque pas d’orgueil. Et pourtant, cela signifie que Saâdi, comme bien d’autres poètes, cherche à exprimer son talent dans la poésie amoureuse, pieuse et véridique, plutôt que dans la poésie guerrière. Il cherche à s’immortaliser par les petites choses plutôt que par les grandes : saynètes et historiettes, contes pleins de sagesse et d’humilité, poèmes édifiants parfois drôles, parfois graves. Le pari est audacieux, et il est réussi : Saâdi compte parmi les plus grands poètes persans de tous les temps.

Mais il faut aller plus loin. Le style épique est fortement ancré dans l’inconscient collectif, il nourrit ce dernier et ce dernier le lui rend bien. Nous ne comptons plus les histoires de héros, super-héros, guerriers mythiques et légendaires, espions, soldats, policiers, boxeurs, sportifs, etc., qui remplissent nos livres, nos écrans de cinéma, nos séries. Nous aimons le grandiose, les batailles dantesques, les scènes de combat violentes et stimulantes, le triomphe du Bien sur le Mal, quitte à donner notre caution à des interprétations complètement racistes ou misogynes de l’histoire. Un exemple parmi des milliers d’autres : il suffit de regarder le premier Iron Man, réalisé par Jon Favreau en 2008. Les Arabes sont ou bien des terroristes, ou bien des pauvres victimes attendant l’intervention providentielle des Américains pour que leurs conflits se résolvent. Homère était plus subtil, lui qui honorait tant les Troyens que les Achéens, comme le rappelle avec pertinence Hannah Arendt. Sans doute l’influence de la religion, chrétienne au premier chef, a-t-elle « binarisé » les conflits épiques : il y a le Bien contre le Mal. Les Elfes, Humains et Hobbits contre les Orcs ; les Américains contre les Arabes (ou les Japonais, ou les Chinois, ou les Amérindiens, ou les Russes, ou les Communistes, bref les Autres), les Français contre les Anglais (Jeanne d’Arc…), les Samouraïs (ou les Cowboys) contre les Bandits, liste non exhaustive.

Le geste de Saâdi consistant à se détourner dédaigneusement de ce genre de conception du monde apparaît maintenant beaucoup plus significatif. Que propose-t-il à la place ? L’univers de Saâdi est composé, en vrac, de gemmes, de fleurs et de fruits, de parfums et de sucre, de femmes et d’hommes amoureux, pieux ou généreux, mais aussi d’hommes injustes, de tyrans et d’égoïstes, de mendiants et de riches, d’esclaves et de sultans. C’est un monde fait de métaphores et de comparaisons colorées et corporelles, qui contrastent fortement avec l’image que l’on peut se faire d’un islam abstrait, destructeur, ennemi de la beauté et de l’amour. Voici des vers de Saâdi pour se faire une idée.

« [Dieu] a incrusté des émeraudes et des rubis dans les profondeurs des rochers. Il a posé les rubis des fleurs dans l’émeraude des verdures. Dans l’immense Océan, Il laisse tomber la goutte d’eau de la pluie, et, dans le sein de la femme, la goutte de la semence qui crée : une perle lumineuse naît de la première, une créature svelte et noble naît de la seconde. »

(Le Jardin des Fruits, Préface, trad. Franz Toussaint).

Sadi_in_a_Rose_garden

Saâdi dans le Jardin des roses. 1645 (sur Wikimedia Commons).

J’ajouterais volontiers que l’islam de Saâdi, et plus généralement du soufisme, c’est-à-dire d’Ibn Arabi, de Rûmî, d’Attar parmi tant d’autres, est essentiellement platonicien. Pas seulement platonicien au sens historique et scolastique du terme : l’Islam iranien, comme l’a bien montré Henry Corbin, est baigné de l’œuvre de Platon et des néoplatoniciens, mais aussi en un sens profondément philosophique et spirituel. Je veux dire par là que si Saâdi utilise fréquemment des métaphores minéralogiques, végétales, alimentaires ou amoureuses, c’est pour nous amener vers les choses invisibles et éternelles, comme dans le Banquet de Platon. L’objectif n’est pas d’en rester à la beauté sensible, à ce que la langue goûte ou à ce que les yeux regardent, mais de nous élever vers ce que l’esprit savoure. D’où cette belle expression de « connaissance savoureuse », que l’on retrouve fréquemment dans le Traité de l’amour d’Ibn Arabi par exemple.

De nos jours, en réponse à la montée du terrorisme qui se réclame de l’islam, il y a un travail salutaire qui est fait par un certain nombre de musulmans (et de non-musulmans), c’est de proposer comme alternative à cet islam guerrier, qui a oublié ses racines culturelles, un « islam des Lumières » (expression de Malek Chebel). L’islam des Lumières trouve sa source dans les travaux des scientifiques, mathématiciens et médecins, et des falasifa (les philosophes) du Moyen Âge. Les Persans Al-Fârâbî et Avicenne, les Andalous Ibn Bajja et Averroès, sont les grands noms du rationalisme philosophique dans lequel il faut chercher un antidote au fanatisme religieux. Ils ont soutenu la nécessité de comprendre la nature, de faire de la physique, d’exercer son intelligence, de développer la logique, et de conceptualiser rationnellement les dogmes et les grandes idées du Coran.

Mais l’islam des Lumières ne se réduit pas à l’« examen rationnel des étants » (expression d’Averroès), il a aussi son versant poétique et amoureux, que l’islamologue et psychanalyste Malek Chebel a d’ailleurs brillamment étudié*. Comme l’avait compris Rousseau, l’éducation de la sensibilité est aussi importante que l’éducation du raisonnement. C’est pourquoi Saâdi a parfaitement raison d’opposer au style épique, à la rhétorique guerrière qui est celle de Daesh aujourd’hui, mais aussi de l’Occident, une poésie « savoureuse et sucrée », dont le point d’apogée moral et religieux est l’exhortation à la générosité et à l’aumône. Ceci est parfaitement illustré par une histoire de Saâdi, qui raconte une vision d’Enfer et de Jugement dernier : pendant que tout le monde brûle sous un soleil écrasant, seul un vieillard a le droit d’être à l’ombre. Ce privilège lui a été accordé par Dieu parce qu’il est le seul à avoir permis, de son vivant, à un homme de s’abriter du soleil sous l’ombre de la treille dans son jardin. Bien plus que la guerre, c’est l’aumône qui est salvatrice.

* Malek Chebel, dont les travaux sont si précieux pour changer notre vision de l’islam, nous a quittés le 12 novembre 2016. Nous continuerons d’étudier son œuvre pendant qu’il repose en paix. (Note du 22 novembre 2016).