Rapprocher deux pratiques en apparence hétérogènes ne doit jamais se faire selon des simples rapports d’analogie (sinon tout serait comparable à tout). C’est pourquoi il ne faut pas se demander « qu’est-ce que le hacking » (question platonicienne par excellence), et en quoi ressemble-t-il (de façon externe) à telle ou telle philosophie, mais bien plutôt : « que fait le hacker », et fait-il la même chose que tel ou tel philosophe (de façon interne).

Modèle de Kripke par Eusebius (CC BY-SA 3.0)

Modèle de Kripke par Eusebius (CC BY-SA 3.0)

Extérieurement, le hacking ressemble à n’importe quelle philosophie : les philosophes cherchent les failles des systèmes (y compris les leur), et en construisent de nouveaux à partir de matériaux divers ; ils ont des connaissances dans plusieurs domaines sans pour autant être spécialistes (ce que rappelle Bernard Stiegler dans sa conférence « Socrate et les hackers ») ; ils allient l’élégance et la rigueur, et ne sont pas fâchés avec la logique (puisqu’ils l’ont inventée : l’origine de l’informatique se trouve d’ailleurs dans des opuscules de Leibniz, comme les Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités). Pourtant, si l’on cherche des philosophes qui ont donné pour finalité à leur pratique de comprendre comment fonctionnent les systèmes, et de démontrer en quoi ils sont toujours construits à partir de matériaux divers, et non à partir de la ressemblance avec une « réalité extérieure et indépendante », on en trouvera très peu. Des philosophes qui font de la logique un instrument de construction, et non de réduction ; qui voient dans la technologie un moyen de favoriser la vie humaine (si elle est bien employée) et non d’aliénation pure et simple.

En fait, la pratique philosophique qui pourrait se définir comme le hacking des systèmes de pensée, se retrouve dans un étau entre d’un côté, un bon nombre de philosophes hostiles à la technologie et prônant un retour à la nature, à l’authenticité ou à la pureté anté-moderne (dans la lignée de Heidegger), et de l’autre côté, un bon nombre aussi qui utilisent la technicité logique pour tailler au rasoir les systèmes (dans la lignée de Wittgenstein). Nous sommes d’accord pour dire que l’idéal du hacker n’a rien d’un retour à la nature (souvenons-nous du « Give us bandwidth or kill us ! » de St. Jude), ni d’une réduction de tous les systèmes à quelque chose de minimal, comme des lois immuables de la nature (« Hacking is the clever circumvention of imposed limits, whether imposed by… the laws of physics »).

Le hacker est quelqu’un qui démonte des systèmes et qui les reconstruit. Mais ce n’est pas tout : son éthique est fondamentalement pluraliste ; il s’oppose aux monopoles commerciaux, aux copyrights, à l’exclusivité, au verrouillage des codes et des portes (voir Sabine Blanc et Ophelia Noor, Hackers, Bâtisseurs depuis 1959). Il sait qu’on ne fabrique des systèmes qu’avec des morceaux d’autres systèmes, et que ces systèmes ne sont pas hermétiques, ni incommensurables. Il y a plusieurs façons de faire. Voilà une maxime qui élimine d’emblée bien des philosophes.

Le hacker est quelqu’un qui veut construire une communauté libre, qui défend le partage sans réserves. Un système doit être quelque chose de commun : il implique des réseaux de communication, du travail de groupe, du partage d’informations. C’est une conséquence directe du pluralisme : un système est toujours fabriqué à partir de plusieurs systèmes, et par plusieurs personnes, afin d’être utilisé par encore plus de monde.

Le hacker est aussi quelqu’un qui accorde une grande valeur à la virtualité. Cela semble aller de soi dans nos sociétés où ce qui se passe dans le monde virtuel a une grande influence sur le monde réel (ce qui est mis en scène de façon paroxystique – et fantastique – par le film WarGames de John Badham, 1983). Cependant, nous avons là encore un critère qui élimine bien des philosophes : tous ceux qui font une distinction entre un monde réel, seul efficient, et un monde apparent ou virtuel, qui ne serait qu’une illusion et n’aurait pas d’effets tangibles. Le hacker met sur le même pied d’égalité – ontologique, moral, esthétique – le monde dit « réel », déjà donné, et le monde dit « virtuel », celui qui est pensé et construit. En fait, le hacker irait peut-être même jusqu’à dire qu’il n’y a pas de monde réel, déjà donné, c’est-à-dire qu’aucune frontière nette ne peut être tracée entre ce qui est conçu et construit, et ce qui est donné et « naturel ». Tout peut être démonté et reconstruit, soit techniquement, soit intellectuellement.

En ce sens, le hacker associe à une grande ouverture d’esprit (le pluralisme) une rigueur implacable (la logique, le codage, le calcul). Les philosophes qui ont pratiqué cela, et qui pourraient donc prétendre au titre de philosophes-hackers, sont par exemple Leibniz, déjà nommé au-dessus, et Nelson Goodman, auteur de Manières de faire des mondes (1978). Le premier a donné plusieurs versions de son système, a cherché inlassablement à démonter et à reconstruire la structure du monde, a posé les premières pierres de ce qui deviendra la logique informatique, et était persuadé du caractère créateur et constructif des mathématiques. Le second affirma un pluralisme et un constructivisme nets : il a défini lui-même chacun des critères utilisés ci-dessus, démontage et remontage des « mondes », accent mis sur la pratique et la transversalité des mondes, critique de la distinction entre le « possible » et le « réel ».