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Artwork utilisant une reproduction d’une photographie d’A. Crowley.

Aleister Crowley fut un expérimentateur, pour le meilleur et pour le pire. J’ai entendu son nom pour la première fois lorsqu’un ami m’a conseillé son Journal d’un drogué, en rapport avec mes travaux passés sur le psychédélisme. Je n’ai toujours pas lu ce journal, mais la même personne m’a offert un peu plus tard La Goetia : Petite clé du Roi Salomon, au moment de sa réédition. Ce livre, co-écrit avec S. L. MacGregor Mathers, par ailleurs le beau-frère de Henri Bergson, puisqu’il était marié avec Moina Bergson, est une petite encyclopédie des démons et des formules rituelles pour les invoquer. Crowley ressemblait à un personnage tout droit sorti d’un roman de Huysmans. Un documentaire un peu suspect de Neil Rawles, datant de 2002, le présente même comme The Wickedest Man of the World, « L’Homme le plus malsain du monde ». Je ne rentrerai pas dans les polémiques concernant son existence et ses actes, puisque les sources sont assez troubles et qu’il est difficile de faire la part du vrai et du faux.

S. L. MacGregor Mathers en tenue égyptienne, effectuant un rituel de l’Aube dorée. Il fut un collaborateur de Crowley. Photo d’avant 1918.

Crowley est devenu après sa mort une icône de l’ésotérisme pop. La musique rock et metal lui a souvent rendu hommage, par exemple David Bowie dans Quicksand ou Bruce Dickinson d’Iron Maiden, qui lui a consacré avec Julian Doyle un film, Chemical Wedding (Le Diable dans le sang, 2008), du genre nanard. Crowley illustre en cela le phénomène assez étrange de l’entrée de l’ésotérisme dans la culture populaire. Les credos des sociétés secrètes se sont transformés en conseils thérapeutiques New Age. Crowley peut facilement être rangé soit du côté des charlatans et des illuminés, soit du côté des visionnaires et des élus. Il affirmait qu’il était la réincarnation d’Éliphas Lévi, un occultiste français du XIXe mort l’année de sa naissance. Il a systématisé tout un tas de pratiques sous le nom de Magick, regroupant la démonologie, le tarot, l’initiation aux mystères, les rituels de sociétés secrètes, la symbolique égyptienne et alchimique, la kabbale, la numérologie, l’astrologie, et des idées trouvées dans le pythagorisme et chez l’anthropologue J.G. Frazer. Autant dire que sa pensée repose surtout sur des analogies et des correspondances, ce dont il était tout à fait conscient d’ailleurs. Crowley avait même un côté iconoclaste et irrévérencieux, puisqu’il écrit à plusieurs reprises dans le Livre de Thoth, son manuel de tarologie établi avec Lady Frieda Harris qui en a dessiné les cartes, que peu importe les sources originales puisqu’elles sont perdues à jamais. L’important n’est pas selon lui de retrouver une tradition qui n’existe plus, mais de faire preuve de cohérence dans la pratique magique. Il s’éloignait ainsi des occultistes obsédés par la tradition qui se querellaient à propos de savoir qui ou quelle école possédait la bonne interprétation.

Photo d’A. Crowley en 1929.

Ses photographies ont quelque chose de troublant. Crowley ressemblait à un mélange entre un dandy anglais, un poète surréaliste qui aimait jouer avec les symboles et un initié au regard illuminé. C’est cela que je retiens de lui : pour moi, il est avant tout un poète, un « fou littéraire », selon l’expression de Nodier et Brunet. Ses livres nous font voyager à travers les mythes et les images, ils parodient la pensée rationnelle, n’expliquent pas toujours leurs présupposés. C’est tout le paradoxe de publier sur des thèmes ésotériques : il y a la volonté de rendre publiques et accessibles des idées, dont on affirme en même temps qu’elles sont cachées et masquées aux non initiés. Crowley a commencé sa carrière d’écrivain par des poèmes de jeunesse, et il a appartenu à la même société secrète que W.B. Yeats, l’Ordre hermétique de l’Aube dorée. D’un point de vue littéraire, Crowley était un post-symboliste ou un post-romantique, l’un des disciples à Saïs, le cousin des surréalistes, qui ont largement utilisé la symbolique ésotérique, comme en témoigne Arcane 17 d’André Breton. Mais Crowley croyait vraiment à ces imaginations poétiques, ce qui finit par l’exclure de la communauté littéraire. Il rejoignit la cohorte des auteurs refoulés par la société, qui font partie de l’ombre tout en ayant une certaine célébrité due à Internet et à la musique pop.

Représentation du dieu grec Pan.

Thrill with lissome lust of the light,
O man ! My man !
Come careering out of the night
Of Pan ! Io Pan .
Io Pan ! Io Pan ! Come over the sea
From Sicily and from Arcady !
Roaming as Bacchus, with fauns and pards
And nymphs and styrs for thy guards,
On a milk-white ass, come over the sea
To me, to me,
Come with Apollo in bridal dress
(Spheperdess and pythoness)
Come with Artemis, silken shod,
And wash thy white thigh, beautiful God,
In the moon, of the woods, on the marble mount,
The dimpled dawn of of the amber fount !
Dip the purple of passionate prayer
In the crimson shrine, the scarlet snare,
The soul that startles in eyes of blue
To watch thy wantoness weeping through
The tangled grove, the gnarled bole
Of the living tree that is spirit and soul
And body and brain – come over the sea,
(Io Pan ! Io Pan !)
Devil or god, to me, to me,
My man ! my man !
Come with trumpets sounding shrill
Over the hill !
Come with drums low muttering
From the spring !
Come with flute and come with pipe !
Am I not ripe ?
I, who wait and writhe and wrestle
With air that hath no boughs to nestle
My body, weary of empty clasp,
Strong as a lion, and sharp as an asp-
Come, O come !
I am numb
With the lonely lust of devildom.
Thrust the sword through the galling fetter,
All devourer, all begetter;
Give me the sign of the Open Eye
And the token erect of thorny thigh
And the word of madness and mystery,
O pan ! Io Pan !
Io Pan ! Io Pan ! Pan Pan ! Pan,
I am a man:
Do as thou wilt, as a great god can,
O Pan ! Io Pan !
Io pan ! Io Pan Pan ! Iam awake
In the grip of the snake.
The eagle slashes with beak and claw;
The gods withdraw:
The great beasts come, Io Pan ! I am borne
To death on the horn
Of the Unicorn.
I am Pan ! Io Pan ! Io Pan Pan ! Pan !
I am thy mate, I am thy man,
Goat of thy flock, I am gold , I am god,
Flesh to thy bone, flower to thy rod.
With hoofs of steel I race on the rocks
Through solstice stubborn to equinox.
And I rave; and I rape and I rip and I rend
Everlasting, world without end.
Mannikin, maiden, maenad, man,
In the might of Pan.
Io Pan ! Io Pan Pan ! Pan ! Io Pan !

Aleister Crowley, « Hymn to Pan »

Bibliographie :

-André Breton, Arcane 17, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1989.

-Aleister Crowley, Journal d’un drogué, Rosières-en-Haye, Camion Blanc, 2011.

-Aleister Crowley, Le Livre de Thoth, Rayol-Canadel-sur-Mer, Alliance Magique, 2016. Collaboration avec Lady Frieda Harris.

-Aleister Crowley et Samuel Liddell Mathers, La Goetia : Petite clé du Roi Salomon, Rayol-Canadel-sur-Mer, Alliance Magique, 2017.

-Joris-Karl Huysmans, Là-Bas, Paris, Gallimard, 1985.

-Philomneste Junior, Les Fous littéraires, essai bibliographique sur la littérature excentrique, les illuminés, visionnaires, etc., Bruxelles, Gay et Doucé, .

-Charles Nodier, Bibliographie des fous : De quelques livres excentriques, Paris, Techener, .

-Novalis, Les Disciples à Saïs, Hymnes à la nuit, Chants religieux, Paris, Gallimard, 1980.

Plus de 50% des auteurs du programme de philosophie en terminale sont déistes, croyants, adhérents à une religion quelconque. Cela inclut même Épicure et Lucrèce, puisque le premier admet des dieux, certes indifférents à notre sort, dans les interstices entre les mondes, et le second invoque régulièrement Vénus. Cela inclut bien sûr les philosophes chrétiens, juifs et musulmans d’Augustin à Ockham, mais aussi les Grecs qui postulent un démiurge, un premier moteur, une âme du monde, un principe appelé l’Un ou encore qui croient aux dieux de la cité, de Platon à Plotin en excluant Sextus Empiricus. Cela inclut les philosophes modernes qui, même s’ils s’écartent de la religion traditionnelle, ont besoin de l’idée de Dieu pour fonder leur système, de Descartes à Berkeley.

De plus, les athées nets et déclarés ne sont pas si nombreux que cela dans l’histoire. Ils sont plutôt confinés entre le XIXe et le XXe siècle, de Schopenhauer à Foucault, en excluant Kierkegaard, Husserl, Bergson, Arendt, Levinas, à l’exception de quelques philosophes des Lumières comme Diderot et D’Holbach. Il y a aussi des auteurs pour qui j’ai des doutes, comme Machiavel, et d’autres difficiles à classer comme Heidegger et Wittgenstein. Le premier a reçu une solide formation théologique et rejette l’athéisme sartrien ; quant au second, il a tenté de se faire moine et ne décrit les limites du langage que pour laisser la place au Mystique.

Pourtant, force est de constater que la partie « déiste » si je puis dire de bien des philosophies est laissée de côté. Un ami me faisait remarquer que le terme de « cartésien« , qui signifie dans le langage populaire « quelqu’un à l’esprit rationnel, rigoureux et quelque peu formaliste » est utilisé bien à tort, relativement à la philosophie de Descartes pour qui la vérité du monde n’est assurée que si Dieu existe. Mais que dire aussi de Spinoza, alors que si nous retirons Dieu de l’Éthique, il ne reste rigoureusement plus rien ? Certes, il s’agit d’un Dieu qui a peu en commun avec le Dieu des religions positives, mais alors pourquoi ne l’avoir pas nommé autrement ?

Portrait de Bergson par J.E. Blanche, 1891.

Pour Berkeley, Dieu assure la continuité de nos sensations et donc l’existence du monde pour nous (Trois Dialogues entre Hylas et Philonous). Locke invoque la foi en Dieu pour fonder la tolérance (Lettre sur la tolérance). Pour Bergson, toute l’évolution de la vie prépare le mysticisme, c’est-à-dire l’expérience intime de Dieu (Deux Sources de la morale et de la religion). Pour Kant, Dieu assure la récompense due à tout homme moralement bon (Critique de la raison pratique). Pour Rousseau, Dieu est la source de l’inspiration de la pitié, de la conscience comme « instinct divin » (Émile ou de l’éducation). Enfin, pour Hegel, toute la philosophie est une méditation de Dieu ou l’Absolu (Leçons sur l’histoire de la philosophie).

Un petit mot sur le Moyen Âge. Là c’est un peu le contraire, puisque nous avons coutume de rejeter massivement les philosophies médiévales sans trop réfléchir, parce qu’elles datent d’une époque soi-disant « obscure », sont peu faciles d’accès et baignent dans le monothéisme le plus autoritaire. Il ne fait pas de doute que Dieu est une part fondamentale de ces philosophies, si tant est que nous les qualifions de philosophies et pas de théologies seulement. Mais nous faisons la même chose avec des penseurs limites comme Averroès ou Guillaume d’Ockham. Averroès est devenu le paragon d’un certain athéisme ou rationalisme anti-religieux, alors que sans Dieu nous ne pourrions pas penser dans son système. Quant à Ockham, il réfute toute réification des concepts justement pour montrer que Dieu ne peut pas être connu par l’intermédiaire de concepts réifiés. Donc enlever Dieu de sa philosophie, c’est enlever l’ockhamisme.

Si nous retirons Dieu de tous ces systèmes, si nous en faisons une lecture indifféremment athée pensant que nous pouvons nous servir dans ces philosophies sans prendre en charge l’idée de Dieu, alors nous les tronquons. Nous les affaiblissons. Nous avons un Descartes pour qui le monde extérieur n’est peut-être définitivement qu’une illusion, un Locke pour qui aucune tolérance n’est possible, un Kant pour qui aucune morale n’est possible, un Bergson pour qui la vie n’a aucun sens, et ainsi de suite. Il faudrait donc y réfléchir à deux fois avant de prendre une philosophie sans son idée de Dieu, que cela nous plaise ou non. Il y a suffisamment de philosophies athées depuis deux-trois siècles (ou même plus anciennes) pour faire son choix parmi elles, si nous ne voulons absolument pas de Dieu. D’ailleurs, le fait qu’autant de grands penseurs aient eu besoin de l’idée de Dieu devrait nous faire réfléchir sur la persistance du déisme même chez les plus grands rationalistes, devenus les plus grands auteurs invoqués aujourd’hui pour justifier une représentation du monde sans Dieu. Nous connaissons par exemple l’ambiguïté de la religiosité d’Albert Einstein (Comment je vois le monde), qui semble coexister avec un positivisme profond.

Pour aller plus loin : voir mon article sur Ibn Arabi, philosophe musulman.

Bibliographie :

-Henri BERGSON, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2013.

-George BERKELEY, Trois Dialogues entre Hylas et Philonous, Paris, GF Flammarion, 1999.

-Albert EINSTEIN, Comment je vois le monde, Paris, Champs-Flammarion, 2009.

-G.W.F. HEGEL, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, 2007.

-Emmanuel KANT, Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 2016.

-John LOCKE, Lettre sur la tolérance et autres textes, Paris, GF Flammarion, 2007.

-Claude PANACCIO, Qu’est-ce qu’un concept ?, Paris, Vrin, 2011.

-Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l’éducation, Paris, GF Flammarion, 2009, livre IV.

-Baruch SPINOZA, L’Éthique, Paris, Gallimard, 1994.

A late 16th century Persian miniature, Safavid period, representing Ibn ‘Arabi on horseback with two students. Courtesy of the Bodleian Library, Oxford. Wikimedia Commons.

§1. Ibn Arabi est édité dans la collection Spiritualités vivantes d’Albin Michel, ainsi que chez Albouraq et Entrelacs, des maisons d’édition spiritualistes. Il est considéré comme l’un des plus grands maîtres soufis de l’histoire, privilégiant la révélation scripturaire et les hadîths à Aristote, privilégiant aussi le cœur et l’imagination (« l’imaginal » selon Corbin) à la spéculation intellectuelle. Ibn Arabi semble hors de la tradition philosophique telle qu’elle est reconnue chez nous habituellement, contrairement, à Rhazès ou Averroès qui sont considérés comme des philosophes, certainement parce que le premier développe une éthique a-scripturaire, et que le second appartient au cénacle des falasifa, les commentateurs de Platon et d’Aristote qui s’appuient sur l’intellect pour penser les assertions religieuses.

§2. Alain Badiou, métaphysien français né en 1937, construit la notion d’antiphilosophie autour des idées suivantes : c’est une attitude qui consiste à placer la vérité au-dessus ou hors du discours conceptuel, par exemple dans la subjectivité (Rousseau), la foi (Pascal, Kierkegaard), la vie (Nietzsche) ou ce qui ne peut se dire (Wittgenstein, Lacan). L’antiphilosophe oppose le drame de son existence, son vécu, sa psychologie personnelle qu’il analyse brillamment aux constructions systématiques, aux monstruosités philosophiques exsangues et sans affects. L’antiphilosophe est un polémiste : Rousseau et ses violentes diatribes contre la société et les philosophes de son époque, Pascal contre le système cartésien, Kierkegaard contre le système hégélien, Nietzsche contre toute la métaphysique occidentale, Wittgenstein qui prétend clore à jamais les problèmes de la philosophie en distinguant ce qui peut se dire de ce qui ne peut pas se dire dans le Tractatus.

Illustration of Al Ghazali on the cover of The Confessions of Al-Ghazali. 1909, London, John Murray, Albemarle Street, Claud Field.

§3. Ibn Arabi vient après un débat violent qui s’est joué à travers les siècles et les lieux, le débat qui oppose l’Incohérence des philosophes (Al-Ghazâlî) à l’Incohérence de l’incohérence d’Averroès, que nous pourrions reformuler ici Incohérence des antiphilosophes. Al-Ghazâlî (1058-1111) reproche de façon très subtile et complexe aux falasifa de prétendre connaître l’ordre rationnel de Dieu et d’imposer à celui-ci des règles logiques. Averroès (1126-1198) réplique en défendant la philosophie aristotélicienne, capable par l’étude de la nature et la maîtrise du syllogisme de comprendre ce qu’il est demandé aux fidèles de croire et de réciter. Mais le philosophe andalou se désolidarise du néoplatonisme d’Avicenne (980-1037), qui prétendait pouvoir connaître directement l’essence de Dieu, là où Averroès soutient que c’est indirectement, par ses œuvres, que nous pouvons connaître Dieu. Pour parler en termes thomistes, l’essence de Dieu n’est connaissable qu’à partir de ses effets.

§4. Historiquement, Averroès essuie une lourde défaite puisqu’il est condamné à l’exil à la fin de sa vie, assigné à résidence et que ses œuvres seront brûlées après sa mort, tel un Spinoza arabe. Toute l’énergie qu’il a déployé pour sauver la philosophie des attaques des traditionalistes, ceux qui refusent l’héritage païen, et des penseurs antiphilosophes comme Al-Ghazâlî, est rétrospectivement un effort brillant et désespéré. Comme le soutient l’historien Mohammed Arkoun, après Averroès, la philosophie tombe dans l’oubli en Occident musulman tandis que la philosophie orientale prospère, sous la forme d’une mystique qui ne place plus l’intellect au premier plan. C’est la grande époque de Rûzbehân, Attar, Rûmi, puis Molla Sadra Shirazi et leurs successeurs.

§5. Ibn Arabi est un voyageur. Il naît en Andalousie musulmane, à Murcie en 1165, et il voyagera vers l’Orient pour mourir à Damas, en Syrie. Son trajet spirituel et intellectuel le conduit d’Averroès et les falasifa vers la mystique soufie, c’est-à-dire de l’Islam occidental où disparaît la philosophie à l’Islam oriental où elle existe par excellence sous sa forme mystique aux XII-XIIIe siècle. Ibn Arabi prétend avoir rencontré Averroès lorsqu’il était adolescent, et l’avoir revu lors d’une vision après la mort d’Averroès. Il prétend également, ce qui agace le biographe d’Averroès Dominique Urvoy, avoir convaincu Averroès que la voie mystique était préférable à la voie rationnelle. Cette assertion est quelque peu fantaisiste puisqu’Averroès ne semble pas avoir été plus loin qu’une illumination intellectuelle dans ses écrits, rejetant comme nous l’avons dit le néoplatonisme et toute illumination supra-intellectuelle. C’est toute la différence entre l’Absolu aristotélicien, qui est la « pensée qui se pense elle-même » (noeseos noesis), calme contemplation rationnelle quoique déjà fusionnelle avec un Premier moteur qui nous transcende, et l’Absolu plotinien, qui est l’Un incommensurable et qui surpasse tout ce que l’intellect peut conceptualiser et exprimer discursivement. Louis Valcke, dans sa biographie de Pic de la Mirandole, explique parfaitement la différence entre les deux « mystiques » aristotélicienne et néoplatonicienne, mais aussi leur source commune.

Estatua de Averroes en Córdoba. Wikimedia Commons.

§6. Il me semble qu’Ibn Arabi ressemble aux antiphilosophes, puisqu’il reprend à première vue la critique antirationaliste d’Al-Ghazâlî. Cette critique est figurée par la façon dont il croit avoir « converti », soit jeune adolescent, soit en songe post-mortem, et ramené dans le droit chemin, Averroès. Tout se passe comme si Ibn Arabi, par une sorte de bienveillance condescendante qui aurait le même fond que l’attaque virulente d’Al-Ghazâlî, reprochait à Averroès d’accorder trop à la pensée conceptuelle, à la logique formelle, aux capacités intellectuelles, au détriment de la foi, du cœur, des Écritures. « Averroès inutile et incertain » pourrait-on lire imaginairement dans son mémo.

§7. Quand nous lisons certaines des œuvres traduites en français d’Ibn Arabi, le sentiment qu’il est un antiphilosophe pourrait se renforcer. Effectivement, dans son Traité de l’amour, aussi beau que complexe, Ibn Arabi fait davantage appel à l’imagination, à l’affect, et à une vision directe de Dieu qu’à la construction rationnelle. Il évoque fréquemment ses rencontres, emploie largement les contes et légendes ainsi que les poèmes pour présenter son message. De même, dans son Dévoilement des effets du voyage, sommet d’exégèse coranique, Ibn Arabi reproche explicitement aux philosophes de se fourvoyer, d’être dans l’illusion de croire que la raison spéculative suffit à elle seule pour atteindre Dieu. La vérité est ailleurs, elle n’est pas dans le discours conceptuel, et Ibn Arabi serait l’équivalent en Islam d’un Pascal ou d’un Kierkegaard.

§8. Pourtant, s’il serait faux de faire de tous ces antiphilosophes des rationalistes, de les ramener vers la stricte philosophie conceptuelle et systématique, il me semble qu’ils ne sont pas pour autant de simples négateurs de la raison, commodément rangés dans un fourre-tout qui arrange aussi bien les défenseurs de la raison jamais las de se trouver des ennemis, que les irrationalistes jamais fatigués de trouver des raisons d’humilier l’intellect. C’est le faux débat Lumières-Obscurantistes. Badiou ne tombe d’ailleurs pas dans ce piège, puisqu’il reconnaît l’intérêt pour la philosophie de subir les coups de boutoir des antiphilosophes épris d’Absolu qui réveillent et poussent à penser.

§9. Ibn Arabi n’est pas plus un rationaliste aristotélicien qu’un disciple strict d’Al-Ghazâlî. Mon interprétation est qu’Ibn Arabi n’est pas contre Averroès (qu’il évoque à un moment de l’histoire où celui-ci est oublié, c’est-à-dire assez rapidement après sa mort), mais qu’il veut aller plus loin que lui philosophiquement. Si Ibn Arabi est un soufi et non un faylasuf, c’est parce que la spéculation rationnelle n’est pour lui qu’une étape seulement de l’ascension vers la « Nuée » divine. À mon avis, il ne dirait pas comme Al-Ghazâlî que les philosophes sont « incohérents », mais qu’ils sont « insuffisants », ce qui est tout différent. Deux raisons principales me semblent confirmer l’hypothèse qu’Ibn Arabi n’est pas un antirationaliste ou un antiphilosophe en un sens péjoratif. D’abord, son héritage philosophique. En effet, tout comme Al-Ghazâlî selon Kurt Flasch, Ibn Arabi possède un bagage philosophique de grande ampleur. Il maîtrise parfaitement le langage d’Aristote et des néoplatoniciens. Mais à la différence d’Al-Ghazâlî qui parle le langage philosophique pour le court-circuiter, Ibn Arabi s’en sert pour étayer sa métaphysique et conceptualiser sa vision de l’expérience spirituelle. Un exemple parmi d’autres, qui m’a frappé : Ibn Arabi définit l’amour que nous vouons à Dieu comme « virtuel » (c’est la dunamis d’Aristote, la potentia des Latins, la puissance ou virtualité). Cela ne veut cependant pas dire que l’amour ne s’actualise jamais, mais au contraire qu’il s’actualise toujours, de façon temporellement indéfinie, sans jamais pouvoir s’arrêter. L’amour n’a pas de terme, ne peut être dit « accompli » pour la raison que nous ne cessons jamais véritablement d’aimer. Le seul terme qui peut exister dans l’amour, c’est la mort de l’aimé.e, ce qui ne se produit pas avec Dieu. Et même dans le cas de l’amour mortel, ce terme n’est pas un « accomplissement » au sens où nous dirions, « ça y est, c’est fait ». En bref, Ibn Arabi donne une interprétation néoplatonicienne de l’amour, c’est-à-dire philosophique et en même temps qui tend vers le supra-rationnel. Nous pourrions subvertir ici le « non- » de Bachelard, tiré de Hegel, et parler de « non-philosophie » au sens que Bachelard donne au « non- » : une négation qui généralise et dépasse, et non pas une négation qui fait disparaître complètement. Non pas la destruction de tout discours, mais l’auto-dépassement du discours sur/vers l’Absolu qui aboutit à une sorte de vision directe a-rationnelle, mais qui a été préparée par la raison. C’est tout de même une vision moins sèche et moins aride de la raison, que d’en faire une faculté qui peut être vivifiée par la foi et le cœur, plutôt que de la réduire à une technique calculatoire qui n’a qu’un rapport extérieur aux choses : « l’entendement » que critique Hegel, versus la « raison spéculative ».

Muhi Ud deen Ibn Arabi, Sheikh Akbar.

§10. La deuxième raison qui me fait penser qu’Ibn Arabi n’est pas un stricte antiphilosophe, mais plutôt un philosophe qui tend au dépassement vers la non-philosophie, la mystique ou encore la théologie négative, est le texte du Dévoilement des effets du voyage où il reproche au peuple de Moïse d’avoir adoré le Veau d’or, par défaut d’utilisation de la raison spéculative. En effet, Ibn Arabi explique que les adorateurs du Veau d’or ont eu la vision d’un taureau et ont cru qu’il s’agissait d’une manifestation divine. Il leur a paru tout à fait pieux d’adorer ce qui était pour eux la divinité incarnée. N’oublions pas qu’Ibn Arabi est le grand théologien de la « théophanie », la manifestation de Dieu, qui peut se faire à travers les formes imaginales. Quelque part, il est indispensable pour lui d’échapper aux terribles accusations d’anthropomorphisme, de panthéisme et d’idolâtrie en montrant ce qu’est une conception correcte de la théophanie, qui ne nie pas la transcendance et la différence absolue de Dieu à qui rien n’est semblable. Ici, il affirme que c’est l’intellect qui aurait pu mettre en garde les adorateurs du Veau d’or et leur montrer que ce n’était pas Dieu, ni même une manifestation/absence – au sens de ce qui se montre sans renier sa transcendance – du divin. Nous pouvons suggérer une hypothèse interprétative : l’intellect n’est-il pas la faculté qui, par une démarche apophatique, par négations, rétablit la transcendance et l’incommensurabilité de Dieu, comme de l’Un chez Plotin ? L’intellect ne purifie-t-il pas notre conception de l’Absolu en en retirant tout ce qui est illusoire, sensible, imagé, pour n’en laisser que le principiel, l’unité, la simplicité, et ne finit-il pas même par nier ce principiel, cette unité, cette simplicité pour finir ce parcours dans le silence ? En effet, nous retombons ici sur le coup de génie de Platon, qui dans le Parménide explique parfaitement qu’affirmer que l’un est, c’est dire qu’il est double, un et être. Il vaudrait mieux dire que l’un n’est pas ; non pas au sens où il serait pur néant, Rien, mais au sens où il « est » tellement transcendant et incommensurable qu’on ne peut même pas dire qu’il est. Le mystique chrétien Maître Eckhart explique qu’en affirmant que Dieu est néant ou n’est pas, il n’a pas nié l’être en lui, mais il a « exhaussé » l’être en lui. Epekeina tès ousias, au-delà de l’essence : Ibn Arabi est philosophiquement néoplatonicien, et mérite son surnom d’ibn Aflatun, fils de Platon, ce qui, on en conviendra, n’est pas la marque d’un esprit antiphilosophique.

§11. Ceci ne suffit pas à montrer l’originalité d’Ibn Arabi en tant que philosophe néoplatonicien, ni à montrer précisément comment son néoplatonisme s’articule avec son exégèse du Coran et sa lecture toute particulière et originale des hadîths. Ce sera une autre affaire.

Pour aller plus loin : mon article sur Saadi sur ce blog.

Bibliographie utilisée :

Al-Ghazâlî, L’Incohérence des philosophes.

Mohammed Arkoun, La Pensée arabe, Paris, PUF, 2014, p. 77.

Averroès, L’Islam et la raison, Paris, GF Flammarion, 2000.

Averroès, L’Intelligence et la pensée, Paris, GF Flammarion, 1998.

Alain Badiou, « L’antiphilosophe », in Le Magazine Littéraire, n°463, avril 2007. Repris dans Métaphysique du bonheur réel, Paris, PUF, 2015.

Alain Badiou, L’Antiphilosophie de Wittgenstein, Caen, NOUS, 2009.

Kurt Flasch, Introduction à la philosophie médiévale, Paris, Champs-Flammarion, 1998, ch. VIII.

Ibn Arabi, Le Dévoilement des effets du voyage, Paris, L’Éclat, 2015, p. 65.

Ibn Arabi, Traité de l’amour, Paris, Albin Michel, 1986.

Maître Eckhart, Traités et sermons, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 276.

Plotin, Traité VI, 9 [9].

Razi, La Médecine spirituelle, Paris, GF Flammarion, 2003.

Dominique Urvoy, Averroès. Les ambitions d’un intellectuel musulman, Paris, Champs-Flammarion, 1998, p. 167.

Louis Valcke, Pic de la Mirandole : un itinéraire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 58-59.

Note : ce texte est issu d’un brouillon écrit en 2012, que j’ai retrouvé dans mes archives. Il a été très peu modifié.

Friedrich Schelling est un philosophe au parcours intellectuel très intéressant. D’abord disciple de Fichte et partisan du Moi absolu en philosophie, il s’en démarque assez vite à partir d’analyses sur la tragédie grecque et le système spinoziste, en même temps que son collègue et poète Hölderlin. Schelling est ainsi le premier à réaliser le Système de la philosophie, annoncé par Kant (dans la Critique de la faculté de juger), qui réconcilierait la nature et l’existence humaine (la liberté). Son ascension est aussi rapide que son déclin. Hegel se presse d’achever la Phénoménologie de l’esprit (1807), et éclipse ainsi Schelling dont il s’était fait auparavant le disciple. Schelling est relégué dans l’obscurité, et pendant cette période de crise il écrit les Recherches sur la liberté humaine (1809) et les Âges du monde (1811-1815), deux livres très importants mais inachevés qui inspireront Heidegger dans sa quête du Dasein, et de nos jours le philosophe communiste Slavoj Zizek, dans sa quête d’un « matérialisme théologique » (cf. La Parallaxe).

Christian Friedrich Tieck, portrait de Schelling, vers 1800.

Christian Friedrich Tieck, portrait de Schelling, vers 1800.

Après la mort de Hegel et le discrédit de son système, Schelling est « embauché » pour le remplacer et diffuser sa propre philosophie. Ce sera la dernière période marquante de la vie intellectuelle de Schelling. Il va notamment donner une série de cours sur la Mythologie et la Révélation. Le but de Schelling est alors de substituer à la « philosophie négative » – hégélienne mais pas seulement – une philosophie « positive », fondée sur les symboles de la mythologie et de la révélation, qui sont autant d’étapes du cheminement de l’Esprit absolu, et sur la déchirure de la liberté humaine, sur l’existence concrète. Ces cours auront plusieurs auditeurs importants, parmi lesquels les futurs grands philosophes Kierkegaard et Bakounine.

J’aime beaucoup Schelling, et de même j’aime beaucoup Kierkegaard. Je me suis alors posé la question : qu’est-ce qui a intéressé le jeune Kierkegaard dans la dernière philosophie de Schelling ? On sait que Kierkegaard en est revenu déçu. Néanmoins, la convergence des thèmes qui intéressent les deux auteurs est flagrante : la mythologie, la tragédie, le christianisme, l’existence concrète. Leurs problèmes sont les mêmes, c’est la solution proposée par Schelling qui n’a pas satisfait Kierkegaard.

Ensuite, je me suis posé la même question pour Bakounine. Sauf que pour lui, la réponse est moins évidente. Qu’est-ce qui pouvait bien intéresser le révolutionnaire Bakounine dans cette philosophie ? Dans un cours que j’ai eu à l’Université, un exposé de la conception ambivalente de l’État développée par Schelling m’a fourni une piste. En effet, pour Schelling l’État est : 1) quelque chose de contingent, qui n’a aucune légitimité sociale et historique, pour la raison simple qu’un État parfait et divin ne peut pas exister, 2) quelque chose de nécessaire, en tant que l’État est le châtiment qui répond au péché originel. Bakounine a pu donc s’intéresser au premier aspect de la chose.

J’ai fait quelques recherches textuelles, et j’ai trouvé notamment des références dans La réaction en Allemagne (1842).

Voilà ce qui est dit dans l’introduction de Jean Barrué :

C’est à Berlin, de juillet 1840 à l’été 1842, que va se manifester chez Bakounine cette « vocation de la révolte » (Hepner), à laquelle il restera fidèle toute sa vie. Les causes de cette évolution ? Certainement des méditations personnelles, de nombreuses lectures, le contact avec la vie intellectuelle de Berlin, mais aussi les influences de Werder et de Schelling et surtout de l’hégélien de gauche Arnold Ruge.

Les cours du vieux Schelling, pour lequel Bakounine conservait un respect attendri, étaient une critique de l’hégélianisme dont les abstractions écartaient du concret.

Bakounine, hégélien de gauche ou schellingien ? Pas d’indication précise. Ensuite :

Et pour finir, voici les jugements de deux marxistes considérables sur l’essai de Bakounine. D’abord Riazanov (tome II de l’édition des œuvres complètes de Marx-Engels — Institut Marx-Engels — Moscou) : il considère que Bakounine a été fortement influencé par deux brochures d’Engels, dirigées contre la philosophie de Schelling, parues anonymement peu avant l’article de Bakounine : « Bakounine a fait son tournant décisif sous l’influence de la campagne contre Schelling… Seule la méconnaissance de ces rapports historiques a permis de surestimer le degré d’originalité et le caractère révolutionnaire de l’article de Bakounine… L’article de Bakounine était un écho de pensées qui lui étaient étrangères. » Bakounine sous-produit d’Engels ! Ce n’est pas sérieux…

Ici on voit implicitement que Bakounine, selon Riazanov, aurait joué l’hégélianisme de gauche [sous l’influence de Engels] contre la philosophie schellingienne. Mais selon l’auteur de l’introduction à La réaction, ce jugement est faux : ce qui voudrait dire, par la contradictoire, et selon la citation juste au-dessus sur les cours de Schelling, que Bakounine a en réalité joué Schelling contre Hegel.

Voyons si les citations explicites de Bakounine confirment cela :

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Félix Nadar, portrait de Bakounine.

« Mais, me dira-t-on, ne retombez-vous pas, avec votre séparation absolue des extrêmes, dans ce point de vue abstrait depuis longtemps dépassé par Schelling et Hegel ? Et ce même Hegel que vous avez en si haute estime, n’a-t-il pas fort justement remarqué que dans la lumière pure on voit aussi peu que dans l’obscurité pure, et que seule l’union concrète des deux rend la vue généralement possible ? Et le grand mérite de Hegel n’est-il pas d’avoir démontré que tout être vivant ne vit que s’il possède sa négation non pas en dehors de lui, mais en lui comme une condition vitale immanente, et que s’il était seulement positif et avait sa négation en dehors de lui, il serait privé de mouvement et de vie ? » Je le sais fort bien, messieurs ! Je vous accorde que, par exemple, un organisme vivant ne vit que s’il porte en lui le germe de sa mort. Mais si vous voulez citer Hegel, il faut le faire intégralement. Vous verrez alors que le négatif n’est la condition vitale de cet organisme déterminé que durant le temps où il apparaît dans cet organisme déterminé en tant que facteur maintenu dans sa totalité. Vous verrez qu’il arrive un instant où l’action graduelle du négatif est brusquement brisée, celui-ci se transformant en principe indépendant, que cet instant signifie la mort de cet organisme et que la philosophie de Hegel caractérise ce moment comme le passage de la nature à un monde qualitativement nouveau, au monde libre de l’esprit.

Ici, on a du hégélianisme orthodoxe, qui pourrait – si on s’en tient aux grandes lignes – être aussi la position de Schelling, et là manifestement Bakounine ne les oppose pas. Mais un spécialiste de Schelling vous dirait qu’il s’agit là de hégélianisme strict, et que Schelling s’oppose à cette conception. La sienne est plus directement naturaliste, spinoziste.

La paix, dites-vous : si l’on peut appeler cela une paix ! Je soutiens au contraire que jamais encore les contradictions n’ont été aussi aiguës qu’à présent ; j’affirme que l’éternelle contradiction qui dure depuis toujours, mais qui, au cours de l’histoire, n’a fait que croître et se développer, cette contradiction entre la liberté et la non-liberté a pris son essor dans notre temps si analogue aux périodes de décomposition du monde païen et a atteint son apogée ! N’avez-vous pas lu sur le fronton de ce temple de la Liberté élevé par la Révolution ces mots mystérieux et terribles : Liberté, Égalité, Fraternité ? Ne savez-vous pas et ne sentez-vous pas que ces mots signifient la destruction totale du présent ordre politique et social ? N’avez-vous jamais entendu parler des tempêtes de la Révolution ? Ne savez-vous pas que Napoléon, ce prétendu vainqueur des principes démocratiques, a, en digne fils de la Révolution, répandu par toute l’Europe, de sa main victorieuse, ces principes égalitaires ? Peut-être ignorez-vous tout de Kant, Fichte, Schelling et Hegel, et ne savez-vous vraiment rien d’une philosophie qui, dans le monde intellectuel, a établi ce principe de l’autonomie de l’esprit, identique au principe égalitaire de la Révolution ? Ne comprenez-vous pas que ce principe est en contradiction absolue avec toutes les religions positives actuelles, avec toutes les Églises existantes ?

La forme rhétorique, que je n’ai pas analysée en détail, laisse irrésolue la question de savoir si Bakounine est ironique ou pas. Il me faudra lire plus précisément le texte (note du 13 février 2017 : le texte ne me semble plus ironique aujourd’hui). Néanmoins, on peut tout de suite relever que là aussi, Bakounine parle d’un hégélianisme plutôt classique, et ne fait pas de distinction entre les quatre représentants de l’idéalisme allemand. Pour faire vite, si on regarde plus en détail, Hegel fut un partisan de 1789 dans sa jeunesse mais il critique de manière très virulente 1793 dans la Phénoménologie de l’Esprit. Fichte en revanche est partisan orthodoxe de 1789. Kant salue cette Révolution mais s’en méfie aussi et la déclare « illégale ». Son attitude est ambivalente. Quant à Schelling, ses écrits sont moins fortement politisés et il est plus difficile de récupérer sa pensée politiquement et socialement, raison pour laquelle je me demandais ce que Bakounine avait bien pu trouver d’intéressant dans sa Spätphilosophie (dernière philosophie). Zizek néanmoins fait de Schelling un auteur subversif (dans Le reste qui n’éclôt jamais).

Julius L. Sebbers, portrait de Hegel, vers 1828.

Julius L. Sebbers, portrait de Hegel, vers 1828.

« Oui, me répondrez-vous, mais ces contradictions sont tout juste de l’histoire ancienne ; en France même la révolution a été vaincue par le sage gouvernement de Louis-Philippe, et c’est Schelling lui-même qui a triomphé tout récemment de la philosophie moderne, alors qu’il était un de ses plus grands fondateurs. Partout maintenant et dans toutes les sphères de la vie, la contradiction est résolue ! » Et vous croyez vraiment à cette résolution, à cette victoire sur l’esprit révolutionnaire ? Êtes-vous donc aveugles et sourds ? N’avez-vous ni yeux, ni oreilles pour percevoir ce qui progresse autour de vous ? Non, messieurs, l’esprit révolutionnaire n’est pas vaincu ; sa première apparition a ébranlé le monde entier jusque dans ses fondements, mais ensuite il s’est seulement replié sur soi, il s’est seulement renfermé en soi pour bientôt, de nouveau, s’annoncer comme le principe affirmatif et créateur, et il creuse maintenant sous la terre comme une taupe, selon l’expression de Hegel. Qu’il ne travaille pas inutilement, c’est ce que montrent toutes ces ruines qui jonchent le sol dans l’édifice religieux, politique et social. Et vous parlez de résolution de la contradiction et de réconciliation ! Regardez autour de vous et dites-moi ce qui est resté vivant du vieux monde catholique et protestant ? Vous parliez de victoire sur le principe négatif ! N’avez-vous rien lu de Strauss, de Feuerbach et de Bruno Bauer et ne savez-vous pas que leurs œuvres sont dans toutes les mains ? Ne voyez-vous pas que toute la littérature allemande, tous les livres, journaux et brochures sont pénétrés de cet esprit négatif et que même les œuvres des positivistes, inconsciemment et involontairement, en sont imprégnées ? Et c’est cela que vous appelez paix et réconciliation !

Là les données changent légèrement. Schelling, corollaire philosophique de la politique réactionnaire de Louis-Philippe ? Hegel, véritable progressiste ? Bakounine semble esquisser ici l’idée que Schelling est devenu réactionnaire à la fin de sa vie, par opposition à sa première philosophie qui était enthousiaste et socialement progressiste. Hegel, lui, serait resté fidèle à ses idées. Cette interprétation rejoindrait aussi l’idée que le paragraphe que j’ai cité juste au-dessus était ironique.

Pourtant, on ne peut conclure sur cela, l’ambivalence de Bakounine par rapport à Schelling n’est pas levée, car Bakounine le cite une dernière fois dans ce texte, mais de manière positive, et même sentencieuse :

« Sans un grand enthousiasme général, dit Schelling, il n’y a que des sectes, mais pas d’opinion publique. »

Rappelons quelques dates : ce texte de Bakounine (1814-1876), La réaction en Allemagne, date de 1842. D’après une autre source internet, Bakounine aurait rencontré Schelling (1775-1854) vers 1840 :

En 1840, il part pour l’Allemagne grâce à de l’argent que lui donne Herzen. Il s’inscrit à l’université de Berlin. Il rend visite à Schelling et entre bientôt en contact avec le cercle des jeunes hégéliens. C’est par l’aile gauche de l’hégélianisme, par la philosophie allemande, que Bakounine, tout comme Marx à la même époque, devient un révolutionnaire [Wikipédia : article Mikhaïl Bakounine, source « François-Xavier Coquin 2011 » semble-t-il].

Les Leçons sur la mythologie datent de 1842, et Schelling les poursuit jusqu’à la fin de sa vie, complétées par les leçons sur la révélation.

Voilà, ces recherches sont très partielles, ses résultats provisoires et sujets à caution. Il faudrait s’intéresser de plus près à ce que dit Bakounine sur Schelling, et aussi à l’évolution de la pensée bakouninienne après 1842.

 

« Saâdi excelle à parler de la piété, de l’amour et de la vérité… Mais une corde, et non la moindre, manque à sa lyre ! Il chante bien imparfaitement les guerriers et leurs prouesses. Je l’engage à laisser à d’autres poètes le soin d’exalter la lance, la hache et la lourde massue… »

« L’ignorant grossier ! qui ne s’est pas rendu compte que je n’ai aucune inclination pour la poésie épique ! Je dédaigne de disputer la première place aux chantres de la guerre… Il me serait aisé, pourtant, de brandir le sabre et de confondre mes rivaux ! »

(Le Jardin des Fruits, 27e histoire, trad. Franz Toussaint).

Je lisais ce passage de Saâdi ce matin. J’y vois en résumé un conflit entre deux conceptions radicalement opposées de l’esprit humain, de la culture, de l’art et de la religion. Ce conflit ne peut manquer d’entrer en résonance avec l’actualité, non pas celle des derniers jours, mais celle des trente dernières années. Appelons ces deux conceptions de la culture, la conception « épique » et la conception « savoureuse », pour employer deux termes de Saâdi. Il écrit en effet en parlant de son ouvrage, « Je ne leur offrirai pas du sucre, mais des récits de cette savoureuse douceur que les savants trouvent aux livres ».

saadi bustan

Le Jardin des Fruits, ou Bustan, du poète persan Saâdi.

Saâdi est un poète persan (1203-1291) ayant vécu lors de la période de l’âge d’or de Bagdad (XIIIè siècle). Une légende, rappelée par Franz Toussaint le traducteur du Jardin des Fruits (ou Bustan en persan), lui attribue trente ans d’études, trente ans de voyage et trente ans de méditation et d’écriture. Saâdi affirme donc qu’il a renoncé à produire des vers épiques chantant les exploits de guerre, alors même qu’il avait la capacité de le faire. Imaginez un Homère renonçant à écrire l’Iliade ou un Chrétien de Troyes refusant de narrer les aventures de Perceval. La phrase ne manque pas d’orgueil. Et pourtant, cela signifie que Saâdi, comme bien d’autres poètes, cherche à exprimer son talent dans la poésie amoureuse, pieuse et véridique, plutôt que dans la poésie guerrière. Il cherche à s’immortaliser par les petites choses plutôt que par les grandes : saynètes et historiettes, contes pleins de sagesse et d’humilité, poèmes édifiants parfois drôles, parfois graves. Le pari est audacieux, et il est réussi : Saâdi compte parmi les plus grands poètes persans de tous les temps.

Mais il faut aller plus loin. Le style épique est fortement ancré dans l’inconscient collectif, il nourrit ce dernier et ce dernier le lui rend bien. Nous ne comptons plus les histoires de héros, super-héros, guerriers mythiques et légendaires, espions, soldats, policiers, boxeurs, sportifs, etc., qui remplissent nos livres, nos écrans de cinéma, nos séries. Nous aimons le grandiose, les batailles dantesques, les scènes de combat violentes et stimulantes, le triomphe du Bien sur le Mal, quitte à donner notre caution à des interprétations complètement racistes ou misogynes de l’histoire. Un exemple parmi des milliers d’autres : il suffit de regarder le premier Iron Man, réalisé par Jon Favreau en 2008. Les Arabes sont ou bien des terroristes, ou bien des pauvres victimes attendant l’intervention providentielle des Américains pour que leurs conflits se résolvent. Homère était plus subtil, lui qui honorait tant les Troyens que les Achéens, comme le rappelle avec pertinence Hannah Arendt. Sans doute l’influence de la religion, chrétienne au premier chef, a-t-elle « binarisé » les conflits épiques : il y a le Bien contre le Mal. Les Elfes, Humains et Hobbits contre les Orcs ; les Américains contre les Arabes (ou les Japonais, ou les Chinois, ou les Amérindiens, ou les Russes, ou les Communistes, bref les Autres), les Français contre les Anglais (Jeanne d’Arc…), les Samouraïs (ou les Cowboys) contre les Bandits, liste non exhaustive.

Le geste de Saâdi consistant à se détourner dédaigneusement de ce genre de conception du monde apparaît maintenant beaucoup plus significatif. Que propose-t-il à la place ? L’univers de Saâdi est composé, en vrac, de gemmes, de fleurs et de fruits, de parfums et de sucre, de femmes et d’hommes amoureux, pieux ou généreux, mais aussi d’hommes injustes, de tyrans et d’égoïstes, de mendiants et de riches, d’esclaves et de sultans. C’est un monde fait de métaphores et de comparaisons colorées et corporelles, qui contrastent fortement avec l’image que l’on peut se faire d’un islam abstrait, destructeur, ennemi de la beauté et de l’amour. Voici des vers de Saâdi pour se faire une idée.

« [Dieu] a incrusté des émeraudes et des rubis dans les profondeurs des rochers. Il a posé les rubis des fleurs dans l’émeraude des verdures. Dans l’immense Océan, Il laisse tomber la goutte d’eau de la pluie, et, dans le sein de la femme, la goutte de la semence qui crée : une perle lumineuse naît de la première, une créature svelte et noble naît de la seconde. »

(Le Jardin des Fruits, Préface, trad. Franz Toussaint).

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Saâdi dans le Jardin des roses. 1645 (sur Wikimedia Commons).

J’ajouterais volontiers que l’islam de Saâdi, et plus généralement du soufisme, c’est-à-dire d’Ibn Arabi, de Rûmî, d’Attar parmi tant d’autres, est essentiellement platonicien. Pas seulement platonicien au sens historique et scolastique du terme : l’Islam iranien, comme l’a bien montré Henry Corbin, est baigné de l’œuvre de Platon et des néoplatoniciens, mais aussi en un sens profondément philosophique et spirituel. Je veux dire par là que si Saâdi utilise fréquemment des métaphores minéralogiques, végétales, alimentaires ou amoureuses, c’est pour nous amener vers les choses invisibles et éternelles, comme dans le Banquet de Platon. L’objectif n’est pas d’en rester à la beauté sensible, à ce que la langue goûte ou à ce que les yeux regardent, mais de nous élever vers ce que l’esprit savoure. D’où cette belle expression de « connaissance savoureuse », que l’on retrouve fréquemment dans le Traité de l’amour d’Ibn Arabi par exemple.

De nos jours, en réponse à la montée du terrorisme qui se réclame de l’islam, il y a un travail salutaire qui est fait par un certain nombre de musulmans (et de non-musulmans), c’est de proposer comme alternative à cet islam guerrier, qui a oublié ses racines culturelles, un « islam des Lumières » (expression de Malek Chebel). L’islam des Lumières trouve sa source dans les travaux des scientifiques, mathématiciens et médecins, et des falasifa (les philosophes) du Moyen Âge. Les Persans Al-Fârâbî et Avicenne, les Andalous Ibn Bajja et Averroès, sont les grands noms du rationalisme philosophique dans lequel il faut chercher un antidote au fanatisme religieux. Ils ont soutenu la nécessité de comprendre la nature, de faire de la physique, d’exercer son intelligence, de développer la logique, et de conceptualiser rationnellement les dogmes et les grandes idées du Coran.

Mais l’islam des Lumières ne se réduit pas à l’« examen rationnel des étants » (expression d’Averroès), il a aussi son versant poétique et amoureux, que l’islamologue et psychanalyste Malek Chebel a d’ailleurs brillamment étudié*. Comme l’avait compris Rousseau, l’éducation de la sensibilité est aussi importante que l’éducation du raisonnement. C’est pourquoi Saâdi a parfaitement raison d’opposer au style épique, à la rhétorique guerrière qui est celle de Daesh aujourd’hui, mais aussi de l’Occident, une poésie « savoureuse et sucrée », dont le point d’apogée moral et religieux est l’exhortation à la générosité et à l’aumône. Ceci est parfaitement illustré par une histoire de Saâdi, qui raconte une vision d’Enfer et de Jugement dernier : pendant que tout le monde brûle sous un soleil écrasant, seul un vieillard a le droit d’être à l’ombre. Ce privilège lui a été accordé par Dieu parce qu’il est le seul à avoir permis, de son vivant, à un homme de s’abriter du soleil sous l’ombre de la treille dans son jardin. Bien plus que la guerre, c’est l’aumône qui est salvatrice.

* Malek Chebel, dont les travaux sont si précieux pour changer notre vision de l’islam, nous a quittés le 12 novembre 2016. Nous continuerons d’étudier son œuvre pendant qu’il repose en paix. (Note du 22 novembre 2016).

Tolkien, dans son essai On Fairy-Stories, combat le préjugé répandu qui pourrait se formuler ainsi : la littérature et les arts qui nous transportent dans un monde imaginaire, féérique ou fantastique, nous coupent de la réalité et nous bercent dans une douce illusion. Cette illusion aurait la fonction narcissique de nous amener à nous auto-contempler, dans un repli sur soi individualiste, dont la conséquence serait fatalement de nous pousser à ignorer le sort d’autrui et les malheurs du monde. Ce préjugé est partagé par la masse de ceux qui sont aveuglés par le divertissement et qui trouvent cela tout à fait normal ; qui à la limite ressentent le besoin de démontrer qu’il est important dans la vie de s’amuser et de consommer tout en éteignant son cerveau. (Ils cherchent cependant rarement à démontrer qu’il est aussi, sinon plus important d’allumer son cerveau de temps en temps). Ce préjugé est également partagé par les demi-intellectuels qui n’ont que mépris pour la culture populaire et qui se gargarisent de leurs inepties ésotériques.

Dessin de Tolkien pour illustrer Bilbo

Dessin de Tolkien pour illustrer Bilbo. Forêt de Mirkwood.

C’est une vraie question philosophique que de savoir si « s’évader », pour reprendre le vocabulaire de Tolkien, est une fuite hors du combat contre le mal du monde ou bien une tentative d’évasion depuis la prison du monde, prison dont nous ne ressentons que trop bien la réalité. En ce sens, poursuit Tolkien, fabriquer un monde secondaire (imaginaire, par opposition au monde primaire de la nature et de la société) n’a pas pour but de nous maintenir dans l’illusion, mais de montrer par effet de contraste la laideur et la barbarie du monde construit par les Modernes. L’exemple choisi par le conteur britannique est presque trivial : s’il n’y a pas de lampadaire ou d’automobile dans Le Seigneur des Anneaux, et donc dans le monde de la Faërie, ce n’est pas pour oublier bêtement leur effet nocif  dans le monde réel, c’est au contraire pour mieux faire ressortir leur nocivité. L’inventeur de personnages comme les Ents ne pouvait pas ne pas avoir une certaine conscience, que nous appellerions aujourd’hui écologique. Tant pis si la plupart des apologues du divertissement de nos jours, depuis les consommateurs jusqu’aux marchands de spectacles, confondent au contraire le plaisir esthétique avec l’illusion propagandiste.

Le film Only Lovers Left Alive (désormais OLLA), réalisé par Jim Jarmusch et sorti en 2013, reprend la question de Tolkien en la mêlant avec une esthétique gothique stokerienne propre au film de vampire et à l’urban fantasy. Les héros sont deux vampires qui portent les noms d’Adam et Eve. Adam, alias docteur Caligari ou docteur Faustus suivant le pseudonyme qu’il choisit pour s’introduire dans les hôpitaux et acheter illégalement du sang, est un héros à la fibre kierkegaardienne et huysmansienne évidente. En effet, l’écrivain Joris-Karl Huysmans invente, dans son roman A Rebours, un personnage qui se nomme Jean Des Esseintes, dandy décadent qui collectionne des objets artistiques, allant des tableaux aux livres anciens (il se vante de son édition des poèmes de Baudelaire), en passant par les pierreries, les tapis, les fausses fleurs. La collection de Des Esseintes est à la fois noble et kitsch, classique et baroque, spirituelle et superficielle, et le personnage finit par sombrer dans une langueur absurde, une mélancolie que le goût de l’exotisme ne vient qu’à peine combattre. Voici un passage du premier chapitre :

On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes ; bu, dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Tenedos, des Val de Peñas et des Porto ; savouré, après le café et le brou de noix, des kwas, des porter et des stout.

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Adam dans son salon (OLLA).

Cruel et raffiné à la fois, et en cela quasi-vampire, Des Esseintes se fait livrer une tortue qu’il incruste de pierres précieuses, tortue qui finit par mourir sous leur poids, de la même façon que les êtres humains se gavent de ces mets bariolés qui finissent par les écœurer. La tortue est l’allégorie de ces hommes désœuvrés à la vie confortable, qui ne vivent que d’art et d’amour, « égocentriques » et coupés de valeurs comme « l’amitié » comme le reproche Eve à Adam dans Only Lovers Left Alive, lorsque ce dernier parle de se suicider.

En effet, Adam (joué par Tom Hiddleston), le vampire masculin de OLLA, est un esthète digne d’admiration. Il a le sens de la disposition des pièces, des meubles, de la décoration, il a le goût rétro de l’ancien, anciennes guitares, ancien matériel électronique et audiovisuel, anciens appareils médicaux également. Il dit avoir rencontré et inspiré les grands écrivains et musiciens, dont la liste est quasi interminable : Byron, Shelley, Schubert… et comme je l’ai dit, il prend pour pseudonymes des personnages célèbres dans l’histoire de la littérature et du cinéma d’horreur, docteur Caligari (chef d’œuvre de Robert Wiene en 1920, toujours le côté rétro), docteur Faust (adapté par F. W. Murnau en 1926). Adam éprouve une forme de langueur et de mélancolie profonde, comme le jeune poète dans La Reprise de Kierkegaard. Comme lui, il vit sur le mode du passé ce qu’il rencontre au présent ; c’est la définition de la tonalité affective de la mélancolie chez le philosophe danois. C’est comme si nous avions déjà perdu ce qui nous procure une jouissance pourtant présente.

Ajoutons que la consommation de sang dans OLLA a un effet étrange, sorte de jouissance et de somnolence à la fois, qui n’est pas sans rappeler l’opium, qui fut prisé de certains poètes et artistes comme Thomas de Quincey et Jean Cocteau. Baudelaire a montré le narcissisme inhérent de la drogue dans Les Paradis artificiels, ce qui renforce l’irréalité du stade esthétique. Nous contemplons les fruits de notre propre imagination, lorsque la drogue est chimiquement active dans notre cerveau. Se nourrir de ses propres chimères… Adam et Eve refusent cependant toujours la drogue que des dealers leur proposent à Tanger, le « quelque chose de spécial ». Rappelons que Tanger est la ville dans laquelle William S. Burroughs a écrit Le Festin nu, roman inclassable qui évoque la drogue et la folie dans de larges passages, expérimentant la méthode du cut-up (collages de texte). Quelque part, les vampires n’ont pas besoin de la drogue qui leur est proposée dans les rues de Tanger, car ils ont déjà la leur : le sang.

Le paradoxe, pas spécialement original mais pertinent, c’est qu’Adam est un compositeur et amateur de musique rock. Le rock est une musique très moderne, qui contraste avec les références ultra-classiques du film. Ici, ce genre musical est finement relié à ce que nous avons coutume d’appeler les « beaux-arts », et le réalisateur du film casse la fracture entre art « noble » et art dit « populaire ». Adam avec sa guitare pourrait figurer dans la galerie des grands artistes solitaires. L’idée n’est pas nouvelle : David Bowie nous a déjà démontré que nous pouvions être rockeurs et dandys, et il faut le voir dans son personnage de vampire nommé John, dans The Hunger de Tony Scott (1983) (cliquez pour en lire une très bonne analyse par mon collègue de cinéma). L’androgynie d’Eve (l’actrice Tilda Swinton) dans OLLA n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’androgynie symétrique de Bowie.

Adam est un grand admirateur des génies scientifiques de l’humanité, Galilée, Copernic, Newton, Darwin et Einstein notamment, incompris par leurs semblables selon lui. Adam est lui-même bricoleur et électricien, il restaure de vieux appareils de lecture de disques ou de visionnage (télés, tourne-disques, …), il collectionne les guitares (le film s’ouvre sur une scène d’exposition de guitares, scène de « connaisseurs » comme on dit). Seulement voilà : Adam déteste les êtres humains normaux (peu visibles dans le film, on reste dans un entre-soi de vampires), il les appelle les « zombies ». Notons que cet emploi du terme est intéressant, parce que nous sommes dans un film fantastique dans lequel les vampires existent, mais pas les zombies ; le terme n’est utilisé que de façon allégorique pour désigner l’irréflexion et le fanatisme des humains. Le personnage d’Elizabeth Vogler, dans Persona d’Ingmar Bergman (1966), se coupe également du monde, lassée de contempler à la télévision les crimes dont se rendent coupables ses congénères.

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Eve qui tourne les pages de Beckett (OLLA).

La femme d’Adam (le mariage date de 1868), deuxième vampire d’OLLA, se nomme Eve : on peut difficilement faire plus condescendants comme noms, ceux des premiers hommes, lorsqu’ils étaient seuls au monde. Eve aussi est une esthète kierkegaardienne. Lors de son voyage de Tanger à Detroit pour rejoindre Adam, nous voyons à l’écran une longue suite de livres ouverts à des pages précises, par exemple Fin de partie de Beckett. Les vampires sont des gens de goût, en eux survivent de façon très « vivante » toutes ces créations artistiques maintenant passées. Pour eux, l’art n’est pas devenu « chose du passé », selon l’expression de Hegel, pas même le rock des origines. Eve est une amoureuse transie, qui se rend compte de la déchéance progressive et de la dépression d’Adam, et elle tente de lui rappeler les vertus de l’amitié et de l’amour, ainsi que de la danse qui en est le symbole. C’est loin d’être anodin : Adam compose et joue de la musique, mais ne s’intéresse pas à la réception de son art ; il éconduit les fans par l’intermédiaire de son seul ami humain, Ian (joué par Anton Yelchin), qui fait ses courses clandestines. La danse est pourtant l’effet habituellement escompté par le musicien de rock.

Le troisième vampire du film (joué par John Hurt), un vieillard ami du couple depuis longtemps, s’appelle Christopher Marlowe : c’est le nom de l’auteur de Faust, bien avant Goethe. Il s’inquiète pour le sort des deux protagonistes, qualifiant Adam de « romantique et suicidaire », selon le cliché du rockeur gothique. Jim Jarmusch joue avec la thèse du faux Shakespeare : il suggère que Christopher Marlowe serait le véritable auteur d’Hamlet et des autres pièces de théâtre du dramaturge élisabéthain. C’est la Marlovian theory of Shakespeare authorship pour les anglo-saxons.

Adam et Eve à Tanger dans OLLA

Adam et Eve à Tanger (OLLA).

Enfin, il y a un quatrième vampire dans la galerie des portraits d’OLLA : Ava, la jeune sœur d’Eve, jouée par l’excellente Mia Wasikowska, et dont le nom est très proche de Eve dans la prononciation anglophone. L’actrice interrogera de nouveau le rapport pathologique que nous pouvons avoir avec l’art (surtout le cinéma) dans Maps to the Stars de David Cronenberg (2014). Ava est visiblement devenue une vampire trop tôt ; immature, son comportement est capricieux et borderline. Mais c’est elle qui parvient à sortir Adam et Eve de leur intérieur intime (le home anglais), dans un concert de rock, qui se déroule dans une boîte de nuit à l’esthétique pop et gothique. Ava finira par se faire littéralement éjecter de la bulle d’Adam et Eve, et elle les traitera de « snobs méprisants » pour critiquer leur mode de vie reclus et esthétisant à l’extrême. Même Eve, qui avait fait un temps la promotion de l’ouverture auprès d’Adam, pour lui éviter le suicide, se convertit à l’égocentrisme, sous sa version amoureuse : l’égocentrisme à deux. Cependant, le réalisateur ne présente jamais la vie du couple d’un point de vue moral, il ne suggère jamais que leur façon d’être soit condamnable ou immorale. C’est en cela que Jim Jarmusch a finalement bien compris le stade esthétique kierkegaardien, qu’il utilise peut-être sans le savoir : l’esthète n’a aucune notion du bien et du mal, il vit l’instant et jouit de tous les possibles sans se réaliser dans le présent. L’esthète n’est pas l’éthicien, il ne connaît pas son devoir envers l’humanité. Ce que Kierkegaard a très bien cerné, c’est que le principal risque psychologique pour l’esthète, c’est la mélancolie que nous avons déjà évoquée, ou même l’ennui et le dégoût (qu’on pense à Constantin Constantius dans La Reprise qui éprouve la monotonie de la répétition du théâtre, du café), mais pas la culpabilité ou le péché. C’est plutôt l’humanité, les « zombies » qui sont immoraux dans OLLA, selon un cliché assez classique.

olla_graceposter_4_1000_1400Le film OLLA est en quelque sorte un hommage à toute la culture classique et traditionnelle, surtout anglo-saxonne et allemande, mais aussi au rock. La photographie du film est magnifique, picturale à l’excès, très fouillée, très stylisée et en cela le film joue pour nous le rôle que jouent les références artistiques pour les personnages : il nous plonge dans une contemplation et une jouissance esthétiques qui contrastent avec la laideur et la bêtise du monde.

Je ne prétends pas refermer ici le questionnement initial, à savoir si l’art est un « bon » ou un « mauvais » moyen de sortir du monde. Les vampires d’OLLA sont certes blafards, mais ils ne sont pas inexpressifs ; ils sont sobres et asociaux dans le monde, mais excentriques et capables d’un attachement profond dans leur sphère intime. A l’heure où l’art tend à se réduire à un moyen de divertissement généralisé ou bien à un philistinisme de salon, et où l’intimité tend à disparaître avec le consentement de tous ceux qui « vendent » sans le savoir leurs données personnelles, le passage par le stade esthétique au sens fort du terme est peut-être salutaire, tant qu’on en vit et qu’on en cerne aussi les limites.